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L’intérêt de Guy Debord pour la stratégie et les stratèges est bien connu et bien documenté. Les pages qui suivent n’y reviennent pas, si ce n’est pour tenter de mesurer l’impact de cet intérêt sur le plan de l’écriture et de son adresse. Qu’arrive-t-il en somme à l’écriture, voire à la littérature, lorsque l’écrivain est du côté du Cardinal de Retz, de Machiavel, de Sun-Tse, de Clausewitz, de Balthasar Gracian et de quelques autres plutôt que du côté de Proust, de Flaubert ou de Stendhal ? Telle serait la question à laquelle je me propose de répondre ici, et cette réponse se décompose de la façon suivante :
1. Le refus de Debord d’accorder à la société du spectacle un droit de regard, soit tout aussi bien le refus de suivre la moindre citation à comparaître dans le spectacle, ou encore le refus de la moindre assignation à résidence imposée par celui-ci, de la moindre fonction, du moindre rôle. On peut chercher les origines de la notion de spectacle chez Nietzsche, chez le jeune Marx commentant Feuerbach, chez bien d’autres encore. Mais cela n’empêche pas que la notion de spectacle lui vient aussi d’une expérience vécue - j’en ai trouvé confirmation récemment dans sa propre correspondance, où on lit ceci : « J’en suis venu à ce concept par l’expérience réelle, quoique très « avant-gardiste », de l’activité révolutionnaire dans les années 50 et 60 - mais le phénomène est bien plus ancien. 1 »
Le spectacle, c’est le nom donné à ce que Debord n’aura cessé de refuser concrètement, au jour le jour, dès sa jeunesse : c’est un ennemi, à combattre, à détruire, et qui aura pris un jour le nom de spectacle - le spectacle est en somme l’effet d’un esprit de révolte. N’accorder à la société ou à l’autre le moindre droit de regard, telle est la formulation négative de ce qui est aussi chez Debord un désir de liberté absolue, sur lequel il n’aura jamais accepté de faire le moindre compromis.
En découle une pratique de la clandestinité, éprouvée dès les années lettristes, affinée du temps de l’I.L., qui aura été la seule avant-garde à s’interdire toute forme d’exposition, et radicalisée au moment de la dissolution de l’I.S. Je pense ici à la fameuse conclusion de La Véritable Scission dans l’Internationale : « Et maintenant que nous pouvons nous flatter d’avoir acquis parmi cette canaille la plus révoltante célébrité, nous allons devenir encore plus inaccessibles, encore plus clandestins. Plus nos thèses seront fameuses, plus nous serons nous-mêmes obscurs. 2 »
La clandestinité visée ici comme ailleurs par Debord, précisons-le, est dialectique, c’est-à-dire offensive, publique, exhibée comme telle. Elle n’est pas de l’ordre d’un retrait ou d’une dérobade, mais de l’ordre d’une revendication. Il s’agit de reconquérir sur le spectacle les territoires qu’il domine, de créer à l’intérieur du spectacle des zones franches - ou des champs libres - qui le neutralisent. Le combat mené par Debord contre la société du spectacle a été parfois concret, parfois théorique, mais toujours aussi symbolique, et à ce titre il a toujours engagé un dire, une écriture, filmique ou littéraire, peu importe, dont la vocation est ainsi effectivement et même exclusivement stratégique.
Il y a une anecdote qui illustre bien cette dimension de la stratégie de Debord. Au moment de l’assassinat de Gérard Lebovici, en 1984, il est harcelé par la presse qui spécule odieusement sur son éventuelle implication dans un crime qui n’a jamais été résolu. Il esquive bien entendu tout contact avec la presse, non sans succès puisqu’un seul photographe réussit à le prendre en photo, pour Paris-Match, de très loin, au téléobjectif, en se postant dans une maison voisine de la sienne. La réaction de Debord consistera simplement à envoyer à toutes les rédactions une « photographie officielle » de lui, nette, correcte, même s’il ne semble pas y être de très bonne humeur. Enjeu : non pas se cacher, mais opposer au regard et aux téléobjectifs du spectacle son propre regard ou ses propres images - ce sera plus tard encore tout le sens du tome second de Panégyrique.
Plus généralement, cette anecdote a une valeur presque allégorique par rapport à la dimension stratégique de l’écriture de Debord. Du début à la fin, celui-ci aura opposé ses images à celles prises ou choisies par les autres, du début à la fin, il aura fallu le regarder tel qu’il a décidé d’être vu, c’est-à-dire peu. C’est là, me semble-t-il, une des clés de toutes ses œuvres autobiographiques. Pourquoi Debord multiplie-t-il les autoportraits et les récits autobiographiques ? Pour rester maître de son image, pour être à la hauteur de son projet de n’accorder aucun droit de regard à l’ennemi, pour précéder et disqualifier ce regard. Debord, c’est aujourd’hui quelqu’un que tout le monde veut voir - les biographies qui se sont multipliées en témoignent - et c’est en même temps quelqu’un qu’il faudra s’habituer à ne voir que de la manière dont il a choisi d’être vu. Un texte comme Panégyrique a tout dans cette perspective d’un formidable défi lancé au spectacle, ou plus généralement au regard de l’autre, sensible notamment lorsque Debord écrit ceci : « Et je crois que, pareillement, sur l’histoire que je vais maintenant exposer, on devra s’en tenir là. Car personne, pendant bien longtemps, n’aura l’audace d’entreprendre de démontrer, sur n’importe quel aspect des choses, le contraire de ce que j’en aurai dit ; soit que l’on trouvât le moindre élément inexact dans les faits, soit que l’on pût soutenir un autre point de vue à leur propos » 3.
2. Autre aspect du même projet stratégique : non plus réfuter le regard de l’ennemi, mais ne pas le laisser dire, le disqualifier en tant qu’interlocuteur, le réfuter. Soit précisément une stratégie de la réfutation ou de l’irréfutabilité, explicite dans le titre de l’avant-dernier film de Debord : Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du Spectacle ». Mais la réfutation est à l’œuvre dans bien d’autres textes : Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici bien entendu, ou Cette mauvaise réputation, qui reprend le même procédé quelques années plus tard, soit le commentaire acide, ironique et parfois cruel de ceux qui se sont aventurés à parler de l’auteur. Polémique au sens fort du terme, par laquelle Debord se constitue en ennemi symbolique de la société, et sans doute en ennemi réel de quelques-uns. On remarquera que la réfutation est une question de principe beaucoup plus que de contenu spécifique. Dans le film Réfutation de tous les jugements, rien ne nous indique par exemple quels jugements portés sur le film précédent sont réfutés, et en quoi. De la même manière, Ordures et décombres, publié après la sortie de In girum imus nocte, rassemble une série d’articles qui ont parus à la sortie du film, dont certains ne sont pas seulement positifs, mais parfois d’une intelligence remarquable.
Ne rien laisser à voir, ne rien laisser à dire, ne rien laisser à désirer, disqualification de l’autre, ou du moins de tout autre qui n’a pas su ou pas voulu, comme Debord lui-même, tenir le spectacle en respect ou à distance. La conséquence d’une telle stratégie, ce sera aussi l’intransigeance de Debord sur le caractère définitif de ses œuvres, auxquelles rien ne saurait être ni ajouté ni changé. De quoi mettre au chômage technique non seulement tous les commentateurs que nous sommes, mais encore tous les traducteurs qui prendraient leurs aises avec un sens littéral irréfutablement clair, auquel ils sont par conséquent priés de se tenir. Ce n’est pas une coïncidence si c’est dans la Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle - en fait la quatrième traduction, enfin correcte selon Debord - qu’on lit ceci : « Il n’y a pas à changer un mot à ce livre dont, hormis trois ou quatre fautes typographiques, rien n’a été corrigé au cours de la douzaine de réimpressions qu’il a connues en France. Je me flatte d’être un très rare exemple contemporain de quelqu’un qui a écrit sans être tout de suite démenti par l’événement, et je ne veux pas dire démenti cent ou mille fois, mais pas une seule fois. Je ne doute pas que la confirmation que rencontrent toutes mes thèses ne doive continuer jusqu’à la fin du siècle, et même au-delà. 4 »
Nous y sommes, dans cet au-delà, et il est vrai que les thèses développées dans La Société du Spectacle ne sont sans doute pas plus réfutables aujourd’hui qu’il y a 40 ans. La stratégie de la réfutation est aussi une stratégie de la totalisation, du « tout est dit ». On pourrait même dire dans cette perspective que la Société du Spectacle tient lieu, pour Debord, de livre total, à condition de préciser qu’elle n’acquiert un tel statut que parce qu’il y a tout le reste, films et textes, qui est disposé pour que ce livre apparaît d’emblée ou d’avance comme le dernier, comme celui avec lequel tout a été dit. Et on relèvera encore à ce propos qu’avec l’horizon d’un livre total, Debord est bien l’héritier des avant-gardes et de ceux qui, dès le XIXème siècle, ont configuré le champ littéraire en fonction d’un tel horizon (de Mallarmé à Artaud, etc.).
3. Troisième point : une stratégie de la réfutation, c’est aussi une stratégie de l’exclusion. Une des apories, ou du moins une des caractéristiques, de l’œuvre totale a toujours été de postuler que, si elle existait, il n’y aurait plus personne pour la lire, pour en être le destinataire, dans la mesure où il est impossible de constituer un « tout-dire » autrement que comme un « dire par tous ». Cette problématique est d’ailleurs au centre du projet situationniste d’un art participatif, qui n’est véritablement soustrait au spectacle que s’il ne reste aucun spectateur, que si tout le monde devient en quelque sorte l’acteur de sa propre vie réinventée. Utopie d’une poétique authentiquement communiste, réalisable dans la seule révolution, à condition que celle-ci dure, sans qu’aucun parti d’avant-garde ne vienne la récupérer.
En d’autres termes, une stratégie de la totalisation sera toujours, en dernière instance, une stratégie de l’exclusion du lecteur ou du spectateur, qui devient de plus en plus explicite chez le Debord post-situationniste. On peut citer ici tel autre passage de la Préface à la quatrième édition italienne : « A vrai dire, je crois qu’il n’existe personne au monde qui soit capable de s’intéresser à mon livre, en dehors de ceux qui sont ennemis de l’ordre social existant, et qui agissent effectivement à partir de cette situation 5 ». Ou tel autre, situé un peu plus loin : « Par contre, à ma connaissance, c’est dans les usines d’Italie que ce livre a trouvé, pour le moment, ses meilleurs lecteurs. Les ouvriers d’Italie, qui peuvent être aujourd’hui donnés en exemple à leurs camarades de tous les pays pour leur absentéisme, leurs grèves sauvages que n’apaise aucune concession particulière, leur lucide refus du travail, leur mépris de la loi et tous les partis étatistes, connaissent assez bien le sujet par la pratique pour avoir pu tirer profit des thèses de La Société du Spectacle, même quand ils n’en lisaient que de médiocres traductions 6. » Il y a donc d’une part les lecteurs-spectateurs à qui un tel livre n’est pas adressé, et d’autre part des non-lecteurs, ouvriers italiens qui comprennent d’avance les enjeux, au point que pour eux, les mauvaises traductions qui suscitent pourtant la colère de Debord suffisent.
Même développement dans le film Réfutation de tous les jugements : « Il y a des gens qui comprennent, et d’autres qui ne comprennent pas, que la lutte des classes au Portugal a été d’abord et principalement dominée par l’affrontement direct entre les ouvriers révolutionnaires, organisés en assemblées autonome, et la bureaucratie stalinienne enrichie de généraux en déroute. Ceux qui comprennent cela sont les mêmes qui peuvent comprendre mon film ; et je ne fais pas de film pour ceux qui ne comprennent pas, ou qui dissimulent, cela 7. ». Je ne fais de film que pour ceux qui n’en ont pas besoin, qui ont déjà compris. Ou, pour le dire comme au début de In girum imus, « Je ne ferai, dans ce film, aucune concession au public. 8 »
4. Hypocrite lecteur, tu n’es pas mon semblable et encore moins mon frère. Ce que j’ai écrit ne laisse rien à désirer, rien sur quoi passer un accord, rien à quoi il serait possible de s’identifier. D’ailleurs, Debord l’écrit ailleurs, « je ne me suis identifié qu’à moi-même » - une affirmation qui va loin si on se donne la peine de la prendre à la lettre. Mais pourquoi - et bien sûr pour qui - alors écrire ou filmer ? Il faut envisager ici encore un autre aspect de la stratégie de Debord, constituée certes d’une part de cette sorte de défi que je viens de décrire, mais aussi d’autre part d’infiniment de ruse, d’une sorte de duplicité, si je peux utiliser ici ce terme sans qu’il soit compris immédiatement de façon péjorative. Je veux dire par-là que Debord, en bon stratège précisément, ne s’est jamais privé ni d’utiliser ses ennemis, qui coïncident la plupart du temps avec les imbéciles, ni d’utiliser leurs armes lorsque ce ne sont pas des imbéciles. C’est aussi cela, l’art du détournement.
Il y a dans la Correspondance un texte adressé à toutes les sections de l’I.S., par ailleurs sur le point de se dissoudre, qui est d’une remarquable clarté sur ce point : « J’approuve intégralement le texte de Raoul si nous nous entendons bien sur le projet de « chasser les lecteurs qui ne nous intéressent pas ». Ceci doit signifier notre refus explicite de l’intérêt que ces gens nous manifestent ; notre refus pratique de tout contact avec eux ; le développement par l’I.S. d’un contenu qui les rejette toujours plus dans la déception et la fureur (voir ce qu’ils appellent notre « ouvriérisme »). Mais ceci n’est en rien une solution pratique pour « choisir » effectivement nos lecteurs où nous voulons qu’ils soient. Le plus extrême volontarisme ne pourrait s’égarer jusqu’à croire que nous aurons le pouvoir d’empêcher les imbéciles de nous lire. Et il serait sans doute trop puriste de prétendre qu’une certaine part (inévitable) de médiation des imbéciles n’a jamais eu que des résultats absolument mauvais dans la diffusion d’une critique révolutionnaire. L’imbécile, surtout lorsqu’il est scandalisé, est une bonne caisse de résonance. 9 »
La stratégie de Debord, c’est aussi un art de mettre les imbéciles ou les ennemis - mais c’est la même chose - à son service, de leur faire faire, presque à leur insu, de la contrebande. Toute l’intervention de l’I.S. en mai 68 participe d’une telle stratégie, c’est-à-dire d’une instrumentalisation de la partie apparemment la plus prête à se révolter d’un milieu étudiant par ailleurs méprisé par Debord et les siens, comme l’annonce d’emblée la fameuse brochure intitulée De la misère en milieu étudiant. Contrebande imposée à son insu à des interlocuteurs d’emblée disqualifiés, à des lecteurs dont on ne veut pas. Mais contrebande également au niveau du locuteur. Dès la brochure que je viens d’évoquer, mais surtout plus tard, par exemple avec le célèbre rapport de « Censor » sur les moyens de sauver le capitalisme en Italie, écrit en fait par le situationniste Gianfranco Sanguinetti qui se déguise pour la circonstance en capitaliste cynique, et pour le moins inspiré par Debord qui traduira immédiatement le rapport en français, il y a aussi chez Debord une tendance à la ventriloquie, à des stratégies de dissimulation - notamment du locuteur - que ni Machiavel ni Balthasar Gracian - si admirés par Debord - n’auraient sans doute désavoués. Ou encore avec L’Appel de Ségovie.
5. Je ne m’attarde pas sur ces affaires de détournement et de contrebande, même si elles sont passionnantes. Je voudrais, s’il me reste un peu de temps, terminer sur la Correspondance, qui devient à mon sens plus remarquable avec chaque volume paru, précisément parce que Debord ne cesse d’approfondir, dans l’écriture, une expérience qui est d’ordre stratégique, et que sa correspondance lui sert dans cette perspective de laboratoire. C’est particulièrement frappant avec les deux volumes les plus récents, qui couvrent l’après mai 68, de janvier 1969 à décembre 1978. A partir du début des années 70, il y a chez lui un investissement de l’épistolaire en tant que tel, qui est tout à fait singulier.
L’épistolaire apparaît de plus en plus à Debord comme un espace dans lequel la valeur pragmatique du discours - c’est-à-dire tout aussi bien sa dimension stratégique - s’impose. Ecrire à quelqu’un, en vue d’obtenir un effet précis : apparemment c’est banal, mais lorsque c’est pratiqué par un homme fasciné par la stratégie et le jeu, par un homme qui n’a cessé de reverser le poétique au compte de la stratégie, cela donne des lettres tout à fait extraordinaires qui sont autant de variations sur ce que j’appellerais une poétique de la rupture.
C’est là peut-être le dernier aspect qu’il convient de relever à propos de sa stratégie : Debord est un homme qui a beaucoup rompu : avec la société, avec la tradition, avec sa famille, avec beaucoup de ceux qui ont été ses proches, avec des intellectuels, des éditeurs, etc. Il est l’homme de l’absence de tout héritage, de toute obligation de transmission, un homme de l’interruption - Yan Ciret m’a donné récemment l’occasion de développer ailleurs cette problématique. La guerre menée par Debord contre le spectacle pour préserver son autonomie, c’est aussi, et même avant tout, un art de la rupture qu’il n’aura cessé d’éprouver et d’approfondir, notamment dans sa correspondance. A lire la Correspondance de Champ Libre parue depuis longtemps, on pouvait d’ailleurs s’en douter puisque celle-ci comprend déjà un certain nombre de lettres de Debord, dont le style ou la griffe ont de toute évidence inspiré Gérard Lebovici dans les siennes.
Les traits qui me frappent le plus chez le Debord épistolier, c’est tout d’abord le fait que beaucoup de ses lettres font vaciller la frontière entre le privé et le public. Rares sont les lettres qu’il serait possible de verser au compte d’un Debord plus intime, alors qu’au contraire de très nombreuses lettres sont potentiellement des lettres publiques, des lettres toujours susceptibles d’être communiquées à des tiers, quand elles ne sont pas réellement publiées, comme dans le cas de celles qui figurent dans la correspondance de Champ Libre. Beaucoup ont eu plusieurs destinataires, beaucoup ont été communiquées à des tiers, soit intégralement soit partiellement, beaucoup de contenus sont repris, circulent des uns aux autres. Il faut aussi relever que dès les années 60, Debord garde systématiquement copie de toutes les lettres qu’il écrit, moins sans doute au début parce qu’il pense déjà à leur publication, mais parce qu’il y a chez lui un historiographe de soi-même, un archiviste qui pourrait souscrire au « pour le fait, pour l’exactitude, pour qu’il soit dit » de Mallarmé, une exactitude qui s’inscrit dans la stratégie de la réfutation que j’ai évoquée, une façon de ne pas laisser dire, mais par avance, une façon d’empêcher toute falsification de ce qu’il aura dit.
Il n’y a donc que très rarement quelque chose d’intime dans les lettres de Debord. L’intimité, chez lui, ne s’écrit pas, contrairement à ce qui se passe chez tant d’autres - un Kafka par exemple, je l’ai montré ailleurs. Ses lettres vont au contraire souvent dans le sens d’une sorte de dénonciation de ce qui n’a alors plus sa place dans une intimité, d’une dénonciation comme on le dit d’un contrat. Elles fonctionnent comme une déclaration, si possible devant témoins, qui vaut pour rupture. Recevoir une lettre de Debord, c’est souvent se voir signifier qu’on ne fait désormais plus partie de ses intimes. Beaucoup de ceux qu’il a fréquentés, des complices, des camarades, mais aussi des amoureuses, n’apparaissent ainsi qu’au moment où quelque chose s’interrompt - ils sont expulsés, déchus publiquement de leur appartenance au monde de Debord. Ainsi le veut la stratégie, ainsi le veut un rapport belliqueux au monde, qu’il s’agit toujours de faire passer comme tel dans l’espace public. Il faut comprendre le geste épistolaire de Debord comme un opérateur de conflictualisation de l’espace public - un espace public qui ne l’intéresse précisément que s’il est possible d’en faire le lieu d’un conflit (dans cette perspective, on est avec Debord aux antipodes de la philosophie de l’espace public des Lumières, de Kant notamment, qui définissait l’espace public comme un théâtre - autant dire un spectacle ! - permettant à l’opinion publique et au consensus de prendre forme ; Debord sera décidément toujours l’ennemi du consensus).
Deuxième point : une infatigable volonté chez Debord de ne pas laisser dire, de réfuter tout ce avec quoi il n’est pas d’accord. Beaucoup de lettres s’écrivent ainsi non seulement pour devenir plus ou moins - et plus ou moins rapidement - publiques, mais aussi pour que tout ait été dit, pour qu’il ne reste plus rien à dire. « On devra s’en tenir là". A titre d’exemple, je signalerais ici une lettre ouverte, envoyée en 1971 ( ?) à toutes les sections de l’I.S. au moment où éclate le conflit avec Raoul Vaneigem et où par conséquent l’I.S est sur le point de se dissoudre. Cette lettre ne fait pas moins de 18 pages, elle est comme la première version de la Véritable Scission dans l’Internationale, dont je rappelle ici le sous-titre ou plus exactement la mention générique : circulaire publique. Il est clair qu’au point où en étaient les choses, Debord aurait pu se contenter d’une deux pages, mais ce n’est pas son style de rompre sans avoir donné ses raisons de le faire, toutes ses raisons. Une des choses qu’on découvre avec sa correspondance, c’est que contrairement à ce que voulait la rumeur, il n’y a jamais rien d’arbitraire ou de capricieux dans les ruptures dont il prend l’initiative, que celles-ci doivent toujours être totalement justifiées, dans sa perspective bien entendu ; et qu’il prend pour cela tout le temps qu’il faut, avec une sorte de rage qui est aussi de la jubilation, et enfin que souvent Debord est aussi beaucoup plus patient qu’on pouvait l’imaginer : Pour bien détruire un ennemi, il importe aussi de savoir prendre son temps.
de L'Achèvement
Réalisé par Flocon de toile.