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De la « transition démocratique » à l’explosion mémorielle.
Guerre civile : les soubresauts d’une histoire sans fin
« Au lendemain de la mort de Franco, la “transition démocratique” naquit d’un pacte négocié par une gauche institutionnelle soucieuse d’entrer dans le jeu politique et par une droite toujours franquiste, mais désireuse de ne pas en sortir. Fondée sur l’idée de convivencia -le vivre ensemble-, cette transaction s’accompagna d’amnisties partielles successives et aboutit à la ratification, par référendum, d’une Constitution dont l’adoption présupposait la non-remise en cause du système de développement économique en vigueur, l’acceptation de la monarchie juan-carliste et l’engagement de tirer un trait sur le passé répressif du franquisme. Réconciliés, les Espagnols -y compris ceux d’entre eux que la dictature avait dépossédés de tout- furent ainsi priés de s’insérer résolument et sans rancune dans la belle modernité démocratique du Grand Marché. Deux ans à peine après la mort de Franco, les commentateurs fascinés de modèle espagnol pouvaient ainsi s’extasier : la guerre était enfin terminée. Et de fait, elle l’était, ce pacte impliquant, sinon le silence, comme on l’a dit abusivement, du moins l’oubli des anciennes querelles et, plus encore, du côté des historiens, une approche résolument objectivée de l’histoire contemporaine de l’Espagne.
Plus jamais ça » : histoire et légitimation
Vint alors le temps de la pacification. La réussite de l’opération reposait sur quatre conditions : qu’elle s’accompagnât d’une marginalisation des dissidences politico-syndicales ; qu’elle fût portée par la gauche -cette gauche que la vox populi voyait comme l’héritière du camp des vaincus, alors qu’elle n’était que le produit de ses propres renoncements ; qu’elle eût suffisamment de relais dans l’Alma Mater, ce ministère de la vérité par excellence ; que celui-ci opérât la jonction avec le monde des médias, grand ordonnateur du prêt à penser moderne.
(...)
En Espagne comme ailleurs, l’histoire demeure, en ces temps d’ignorance enseignée, un enjeu majeur. Pour ce qu’elle dit et pour ce qu’elle tait. Pour ce qu’elle éclaire et pour ce qu’elle ignore. De gauche dans leur majorité, ses praticiens d’aujourd’hui -dont la carrière a souvent débuté sous la transition et en a épousé les dits et les non-dits- ont de cette guerre civile une idée bien arrêtée, la seule qui puisse cadrer, au demeurant, avec leur imaginaire de citoyen : la Seconde République espagnole, qui incarnait le droit, fut victime de la montée des extrêmes. De variation en variation, c’est cette même idée, simple et fausse, qui revient, infiniment déclinée, où l’anarchiste fait figure de complice objectif du fasciste, où les héros s’appellent Azaña et Negrin, où le stalinisme est blanchi de ses crimes pour avoir restauré l’autorité de l’Etat républicain, où le rêve émancipateur n’est que passion destructrice. Infiniment, de livre en livre, comme vérités premières savamment énoncées. Pour que disparaisse, enfin, l’idée que cette guerre civile fut d’abord une guerre sociale.
Extrait : A contretemps, numéro 17 de juillet 2004, largement consacré à Juan Garcia Oliver (1902-1980).
A contretemps : Il y a peu de chance qu’un éditeur de langue française (même audacieux) s’intéresse un jour à El eco de los pasos, l’imposante autobiographie militante de Juan García Oliver (1902-1980) publiée en castillan, en 1978, par Ruedo Ibérico et aujourd’hui épuisée. Pourtant, ce livre constitue un témoignage de première main pour comprendre comment l’anarcho-syndicalisme espagnol des années 1920 et 1930 du siècle passé s’est confronté à l’histoire de son temps, avec la ferme intention de la subvertir. En cette époque, García Oliver, tête pensante du groupe Nosotros (dont les deux autres grandes figures furent Francisco Ascaso et Buenaventura Durruti), contribua beaucoup à répandre l’idée que la CNT devait se préparer à l’inévitable confrontation armée avec un fascisme, dont la défaite militaire seule ouvrirait la perspective d’une révolution communiste libertaire. Ce faisant, il s’opposa à certains anarchistes réputés (qu’il qualifia méchamment de « libéraux radicalisés »), sans doute peu enclins à penser la guerre de classe et trop idéalistes pour envisager la révolution autrement que comme une soudaine entrée en Arcadie. Contre eux, il eut à la fois raison et tort : raison parce que, grosso modo, juillet 1936 se déroula selon ses plans ; tort parce que la CNT, au lendemain même de son éclatante victoire en Catalogne, privilégia, par peur du vide et contre son opinion, l’antifascisme sur la révolution, ligne à laquelle l’intempestif García Oliver finit par se rallier au point de devenir ministre de la Justice d’une République qu’il avait rêvé d’abattre. Par son franc-parler (saillies vachardes comprises), par son sens du récit, par ses révélations, par la pertinence et/ou l’impertinence de certaines de ses analyses, par quelques-uns de ses dérapages (sur Mai 37, par exemple), El eco de los pasos est un livre qui compte et qui dérange... Inutile de préciser que, lors de sa parution, ce gros livre d’humeur (car García Oliver avait un fort mauvais caractère) provoqua quelques sévères condamnations au nom des sacro-saints principes d’une anarchie bafouée.
PREMIERS PAS, PREMIERES LUTTES
C’est à Reus (Catalogne) que naît, en 1902, García Oliver. Issu d’une famille ouvrière, tout jeune, il connaît la gêne, les frustrations, l’empêchement. Une enfance socialement malheureuse, en somme. Pour lui, le temps d’apprendre sera de courte durée. L’école, pourtant, il apprécie (et son maître d’abord, Grau, le républicain, un esprit libre), mais une grève perdue met sa famille sur la paille. Commence alors la comptabilité de la misère. A onze ans, le gamin devient employé de magasin à Reus. Trois ans plus, il fait le garçon de café à Tarragone, puis c’est Barcelone. Enfant, il a vu ce qu’était une défaite ouvrière, une vraie, comme l’époque en produisait. Juillet 1909 : la « Semaine tragique ». A quinze ans, à peine débarqué à Barcelone, c’est à la grève générale d’août 1917 qu’il assiste. En observateur intéressé. Une question l’obsède déjà : pourquoi, quand la troupe charge, la foule ne lui oppose aucune résistance ?
On imagine malaisément aujourd’hui ce qu’était, alors, Barcelone. On n’entend plus cette « musique des idées » qui rythmait la vie de ses prolétaires conscients, ceux de « la Confédération ». Habités d’une « ardeur essentielle de vivre », ces compañeros étaient « plus que des frères, selon le sang et la loi, des frères par une certaine communauté de pensées, de mœurs, de langue et d’entraide ». Certains d’entre eux, « les plus réfléchis, citaient avec une exubérance fébrile Reclus, Kropotkine, Malatesta, Anselmo Lorenzo » ; tous rêvaient de la conquérir cette ville, leur ville, la Rose de feu, où García Oliver allait tout apprendre de l’art insurrectionnel...
Il faut le préciser d’emblée : ce n’est pas la découverte de l’anarchisme qui mène, comme d’autres, García Oliver à la question sociale, mais le contraire. Son adhésion à l’anarchisme, en 1919, au lendemain de la grève victorieuse de La Canadiense, relève de la seule nécessité de relier sa haine de classe à un projet émancipateur. Pour le reste, c’est la lutte sociale qui le motive et, déjà, l’obsession de rendre coup pour coup à l’adversaire. Il vient de perdre sa première grève (celle des garçons de café pour la transformation du pourboire en salaire) et de fréquenter sa première prison. Là, il apprend beaucoup, comme souvent à cette époque. Il connaît des militants aguerris (syndicalistes et anarchistes) et saisit les divergences qui les opposent. Il se fait la réputation d’un dur à cuire, d’un type pas commode, d’un homme d’action et d’un organisateur. García Oliver n’a pas vingt ans.
A sa sortie de prison, la CNT lui donne mission d’organiser syndicalement sa région d’origine, où la double influence du républicanisme bourgeois et du socialisme réformiste est forte. Il se consacre à la tâche avec fougue et organise sa première grève, en appliquant la maxime de Salvador Seguí, le Noi del sucre, leader incontesté du prolétariat barcelonais... : « Quand on fait grève, c’est pour gagner, coûte que coûte. » La sienne sera victorieuse.
LES ANNEES 1920 : UN SYNDICALISME DE GUERRE DE CLASSE
Dès lors, la machine García Oliver est lancée. Installé à Tarragone, on le sent aussi à l’aise dans le pénible travail quotidien d’organisation qu’aux tribunes des meetings. C’est que le bonhomme a plusieurs cordes à son arc. Il entend le syndicalisme comme école de la révolution, celle-ci exigeant constance, préparation et audace. De ses aînés, il retient l’expérience et la mémoire des combats passés, mais il sait que le désir révolutionnaire doit être entretenu, comme la flamme, et qu’il est affaire de jeunesse et de résolution.
A l’orée des années 1920, les temps sont durs pour les syndicalistes révolutionnaires de Barcelone. Une sale guerre les oppose quotidiennement aux hommes de main d’un patronat dont l’objectif est clair : liquider les meneurs et terroriser les militants. Pour ce faire, tous les coups sont permis. De leur côté, les autorités légales ne se contentent pas de couvrir le crime, elles se mettent au service de la sainte cause : arrestations de militants, fermetures de journaux, conseils de guerre, exécutions sommaires pour délit de fuite. La CNT vacille, mais ne cède pas. Il lui reste à reprendre l’initiative. Sous peine de disparaître. Pour García Oliver, il s’agit de faire en sorte que la terreur change de camp. En tapant fort et à la tête. Le choix se porte sur Eduardo Dato, président du Conseil. Lors d’une négociation à Madrid, précisément avec Dato, à la fin de 1921, la délégation de la CNT (à laquelle participe García Oliver) en profite pour étudier ses déplacements. Un groupe de trois hommes (les métallos Mateu, Nicolau et Casanellas) se chargera de l’attentat le 22 avril 1922. La nouvelle de l’exécution de Dato surprend García Oliver en prison. Quelques mois plus tard, il assiste, comme délégué des syndicats de Reus, à la Conférence nationale de la CNT qui se tient à Saragosse. L’année suivante, l’assassinat de Salvador Seguí à Barcelone conduit les instances dirigeantes de la CNT, constituées en « commission exécutive », à le charger de former un groupe d’action armé. Il contacte quelques connaissances (Buenaventura Durruti et Francisco Ascaso, entre autres) et monte le groupe Los Solidarios sans que ses membres sachent le moins du monde qu’ils sont, de fait, le bras armé d’un état-major de guerre. La légende a retenu une version plus glorieuse (plus anarchiste aussi) de cette histoire : celle d’un groupe d’affinité né spontanément pour pallier les carences d’une CNT dirigée par des réformistes. Sur ce point, El eco de los pasos remet indiscutablement l’histoire sur ses pieds.
L’épopée des Solidarios se solde par un échec. Ses deux principaux faits d’armes (l’exécution, à Saragosse, du cardinal Soldevila et celle, à Tolède, de Regueral, ancien gouverneur de Bilbao) relèvent de l’initiative personnelle de ses auteurs. Ils sont, en tout cas, sans lien avec les objectifs fixés par la « commission exécutive », qui décide, d’un commun accord avec García Oliver, de dissoudre le groupe. Peu après, lui-même est arrêté à la suite d’un affrontement armé avec des mercenaires du patronat, jugé et condamné à deux ans d’emprisonnement à Burgos.
En 1926, il s’exile en France. Le général Primo de Rivera a pris le pouvoir deux ans plus tôt, à la faveur d’un coup d’Etat. Paris est alors terre d’accueil pour les proscrits de toutes les défaites. Il y fréquente les milieux anarchistes français, russe et italien et, bien sûr, les Espagnols, nombreux dans la capitale. Il côtoie également les nationalistes catalans de Francisco Macía, futur président de la Généralité, qui prépare une invasion armée de la Catalogne. Mais Paris, pour García Oliver, c’est d’abord l’occasion de retrouver quelques anciens Solidarios, Durruti, Ascaso, Gregorio Jover et Aurelio Fernández, avec lesquels il programme un attentat contre Mussolini (qui n’aura pas lieu faute de moyens suffisants) et contre le roi Alphonse XIII, en visite dans la capitale. Dénoncé par un mouchard, le groupe se disperse. Durruti, Ascaso et Jover sont pris. Aurelio Fernández et García Oliver retournent clandestinement en Espagne. A leur tour, ils sont arrêtés. Pour García Oliver, c’est de nouveau la prison de Burgos. Il s’y trouve encore le 14 avril 1931, quand est proclamée la République. Pour fêter l’événement, García Oliver organise une mutinerie au centre pénitentiaire. Quelques jours plus tard, il est remis en liberté. Les choses sérieuses commencent, il en est intimement convaincu...
CONTRE L’ILLUSION REPUBLICAINE
On oublie souvent les espoirs que cette République du 14 avril leva chez les militants de la CNT. C’est que, d’une part, elle mettait fin à un régime honni et que, de l’autre, elle se réclamait d’un imaginaire culturel assez proche de celui des libertaires, avec l’anticléricalisme pour matrice commune. C’est aussi que la lutte contre Primo de Rivera avait tissé des liens entre républicains et libertaires. Bref, cette République (pour laquelle bien des « cénétistes » avaient voté) fut saluée par les libertaires comme une victoire du peuple, ce qu’elle était sans doute. De là à penser qu’elle serait sociale, il n’y avait qu’un pas...
Quand, au sortir de la prison de Burgos, García Oliver rejoint Barcelone, il y trouve une CNT en pleine réorganisation. Il y sent aussi pointer l’illusion réformiste chez certains de ses principaux dirigeants (dont Angel Pestaña), pour qui la CNT doit désormais se recentrer sur sa vocation syndicaliste, non tant pour s’intégrer, disent-ils, mais pour se fortifier et s’élargir avant de partir à l’assaut du ciel. Pour eux, cette République naissante peut servir à cela : donner du temps au temps. La révolution viendra après, à son heure.
En 1927, sur une plage de Valence, s’est créée la Fédération anarchiste ibérique (FAI), avec pour double mission de développer une propagande spécifiquement libertaire et de veiller à la pureté révolutionnaire de la CNT. Ses militants sont actifs, accrocheurs, déterminés. A l’intérieur du syndicat, ils fonctionnent comme groupe de pression ou comme minorité agissante, selon les cas. Les « faïstes », dont le poids est inversement proportionnel à leur réputation, cristallisent, sans toujours le vouloir, l’impatience révolutionnaire et le désir d’en découdre avec le nouveau régime. Face à eux, les syndicalistes stricto sensu font bloc, au nom de l’autonomie de classe et de la révolution par étapes. Rapidement et un peu artificiellement, les camps se figent entre « révolutionnaires » et « possibilistes », préfigurant la scission.
García Oliver n’est pas à proprement parler un « faïste ». Il se méfie même comme de la peste de cet anarchisme sans contenu de classe, de cette abstraction idéaliste que professent certains « libéraux radicalisés » de la FAI (dont les figures archétypiques resteront pour lui Federica Montseny et Diego Abad de Santillán...). Pourtant, par une de ces ironies de l’Histoire qui font son sel, il apparaîtra (sans être de la FAI ou en y étant à sa façon, c’est-à-dire en franc-tireur) comme le « faïste » par excellence. Ce qui inquiète, alors, García Oliver, c’est que la CNT ne s’institutionnalise. Son analyse est aux antipodes de celle d’un Pestaña ou d’un Joan Peiró (dont l’approche sera rendue publique à travers le « Manifeste des Trente »...). A leur encontre, il prône le volontarisme contre la patience et la « gymnastique révolutionnaire » comme tactique de harcèlement d’une République, dont le pire danger pour la CNT serait, pense-t-il, qu’elle se stabilise. Dans son opposition déterminée au « trentisme », García Oliver converge, certes, vers la FAI, mais son point de vue demeure strictement anarcho-syndicaliste. Cette FAI aux motivations contradictoires ne l’intéresse pas outre mesure, mais il comprend vite qu’elle draine des militants radicalisés sur lesquels il saura compter pour s’imposer aux « trentistes ». Au fond, il se méfie autant, sinon davantage, des anarchistes que des syndicalistes. Il perçoit la CNT à la fois comme une construction originale se suffisant à elle-même et comme une mécanique de précision capable de créer des situations révolutionnaires. La synthèse de l’anarchisme et du syndicalisme, réalisée en son sein, ne saurait supporter le moindre déplacement de son centre de gravité. Le « trentisme », García Oliver le vit comme cela : un glissement progressif vers le réformisme et l’intégration. L’était-il ? A voir le trajet ultérieur de certaines de ses principales figures (dont A. Pestaña, lui-même), on peut bien sûr le penser, mais ce serait sans doute aller vite en besogne que de conclure que les questions posées par les « trentistes » étaient alors sans fondement. Elles furent (et sont encore, d’une certaine façon) essentielles. La meilleure preuve, c’est qu’elles réapparaissent, cycliquement et parfois de façon caricaturale, dans tous les débats qui agitèrent, par la suite, la CNT espagnole, et pas seulement elle...
« Faïste », donc, García Oliver ne l’est pas quand il participe à la manifestation de la CNT du 1er mai 1931, à Barcelone, où apparaîtront, pour la première fois, nous dit-il, des drapeaux noir et rouge et qui s’achèvera par un affrontement armé. Il ne l’est pas davantage quand il intervient, en tant que délégué du Syndicat des travailleurs du bois de Barcelone, au congrès de la CNT de juin 1931 (dit du Conservatoire) pour défendre la « gymnastique révolutionnaire » et s’opposer à l’attentisme de ses dirigeants. « Faïste », il le devient, presque par obligation et sans être de la FAI (ce qui demeure une authentique étrangeté), quand il parvient à la conviction que le « trentisme », formalisé et théorisé, est sur le point de rompre l’équilibre interne de la CNT. Alors, il se lance à corps perdu dans la bataille et sans peur de donner des coups.
DE L’AVANT-GARDE EN ACTION : NOSOTROS
L’année 1932 fut celle de la radicalisation des antagonismes entre une République de plus en plus encline à la répression antisociale et une CNT de moins en moins portée à la patience. Ici et là, cette dernière va commencer de se lancer, en Catalogne et en Andalousie principalement, dans l’aventure « insurrectionnaliste ». Toujours spontanées, ses tentatives (dont le but avoué est l’instauration du communisme libertaire) se soldent par de lourds échecs. Déjà affaiblie par le départ des syndicats d’opposition « trentistes », la CNT connaît alors un mouvement de forte désaffiliation. Pour certains de ses adhérents, le prix à payer est décidément trop fort.
Le 8 janvier 1933, un mouvement insurrectionnel éclate à Barcelone. García Oliver (sur qui on a trouvé un pistolet Star 9 mm, huit chargeurs et trois caisses de munitions) est arrêté, en compagnie de Jover et d’Ortiz. Avec ses compagnons, il est emmené à la Direction de la sûreté (« le Moulin sanglant », disent les anarchistes) et torturé. Au même moment se déroule à l’autre bout de la Péninsule le drame de Casas Viejas. « Tirez au ventre ! », a ordonné le républicanissime président Azaña à ses flics. Le massacre provoquera sa chute.
Pour García Oliver, la CNT n’a alors d’autre issue que de maintenir la pression et, si possible, de l’augmenter. Partant du principe que toute occasion (même perdue) est bonne à prendre parce qu’elle est, pour le prolétariat, une préparation à l’affrontement généralisé, il attribue toujours à l’échec une valeur formatrice. La leçon qu’il tire, quant à lui, des événements écoulés peut s’exprimer ainsi : la spontanéité révolutionnaire, seule, ne saurait décider de la victoire. La guerre de classe exige des combattants formés.
C’est dans ces circonstances que naît le groupe Nosotro..., continuation partielle du groupe Los Solidarios. Outre García Oliver, il sera intégré par F. Ascaso, Durruti, Jover, Ortiz, Aurelio Fernández, Ricardo Sanz et José Pérez Ibañez (« El Valencia »). Dans l’esprit de García Oliver, le groupe a deux fonctions : agir comme l’avant-garde (politique et militaire) de la CNT et contrebalancer l’influence (« contre-révolutionnaire », juge-t-il) de l’anarchisme à la Santillán ou Montseny.
Indéniablement, García Oliver incarne la tête pensante du groupe, le politique. Si l’homme manifeste des penchants autoritaires évidents, l’étiquette d’« anarcho-bolchevique » (dont on l’affublera avec fréquence) définit mal sa méthode. Il ne cherche pas plus une quelconque synthèse entre anarchisme et léninisme qu’il n’est sous influence d’un Piotr Archinov, dont il avouera d’ailleurs n’avoir jamais lu la Plate-Forme ce qui est conforme à l’évident hispano-centrisme de l’anarcho-syndicalisme espagnol de cette époque. La vérité est plus simple : dans le cas de García Oliver, pur produit du prolétariat barcelonais, l’anarchisme n’a d’intérêt que comme machine de guerre. Pour qu’il serve, on doit le muscler en l’allégeant de ses bondieuseries inutiles et de son idéalisme. La discoureuse rhétorique « faïste » de la révolution rédemptrice conduit, à ses yeux, à la même impasse que le syndicalisme patient des « trentistes ». García Oliver est d’abord un pragmatique intimement convaincu qu’une guerre (sociale) ne peut se gagner qu’en sachant où l’on veut aller, en se donnant les moyens de vaincre et en mouillant sa chemise. Pour ce faire, l’adhésion à l’anarchisme (même le plus radical) est une condition insuffisante. Il faut prouver ses « états de service », mesurables en participation aux luttes, en capacité d’organisation, en années de prison. Et, à cette aune, les « possibilistes » Seguí, Pestaña et Peiró ont toujours pesé, pour García Oliver, beaucoup plus lourd que les « faïstes » Montseny ou Santillán...
Composé de militants tout à fait exceptionnels, le groupe Nosotros agit, de fait, comme une sorte de direction occulte de la CNT de Catalogne, où son influence est réelle. De l’intérieur ou de l’extérieur de la FAI..., en son nom ou de façon autonome, Nosotros s’attribue le rôle d’état-major permanent de la révolution. Sa ligne est claire : aucune tâche ne saurait être plus importante que la formation de corps francs (les cadres de défense confédéraux) capables d’assumer l’inévitable affrontement avec la réaction. Car, très tôt, García Oliver perçoit que l’emballement du balancier est certain entre un prolétariat conquérant et une réaction violemment hostile à la République et qu’il faut s’y préparer très sérieusement. Pour lui, le pire danger serait de céder à la tentation de la mesure en se ralliant aux intérêts de la petite-bourgeoisie républicaine.
Son choix est celui de la radicalisation. Il est assumé comme tel par le groupe Nosotros. Les « trentistes », mais aussi certains « faïstes » de stricte obédience anarchiste, l’ont publiquement qualifié de « catastrophiste », en pensant parfois tout bas qu’il était catastrophique.
UNE PARTITION REVOLUTIONNAIRE
Si l’on peut déceler, chez le García Oliver de cette époque, une évidente sur-valorisation du volontarisme et un culte démesuré du rapport de forces, il serait néanmoins erroné d’en faire, comme l’ont tenté certains de ses adversaires, une sorte d’impulsif de la révolution coupé du réel. Quoi qu’on pense de ses théories, ce qui singularise, au contraire, García Oliver par rapport à ses coreligionnaires en révolution, c’est précisément une attention particulière portée aux réalités de son temps et aux contradictions qu’elles recèlent. De ce point de vue, il est même, et de loin, le plus pragmatique d’entre eux, car si tous partent du même axiome, librement interprété, (tout ce qui concourt à la révolution est bon, tout ce qui la retarde ou la complique est mauvais), rares sont ceux qui en tirent, comme lui, une ligne politique.
Ainsi, sa théorie du « pendule » parie sur une fragilisation de la République sous les coups de boutoir des extrêmes. Moralement condamnable, cette objective convergence ne peut être, à ses yeux, que politiquement porteuse. De la même façon, sa prise de position contre l’Alliance ouvrière, en octobre 1934, repose essentiellement sur le refus de voir diluée l’identité révolutionnaire d’une CNT liée, pour l’occasion, aux intérêts politiciens des socialistes, aux Asturies, et des catalanistes, en Catalogne. Par ailleurs, le rôle qu’il joue, en février 1936, pour que la CNT ne se livre pas, cette fois, à son rituel anti-électoralisme relève d’une analyse politique selon laquelle l’arrivée d’une coalition des gauches au pouvoir poussera forcément la réaction au putsch et créera, de ce fait, les conditions de la révolution. Enfin, s’il s’implique personnellement (avant et pendant le IVe Congrès de la CNT, dit de Saragosse “mai 1936”) pour résoudre le problème de la division interne, c’est qu’il tient à ce qu’une organisation réunifiée soit en ordre de marche à la veille d’événements qu’il sent très proches.
Alors, catastrophisme ? Certes, puisque cette ligne est entièrement fondée sur la polarisation des camps, sur le déséquilibre des institutions, sur l’accroissement des contradictions, mais catastrophisme assurément pensé, théorisé, mesuré. Le pragmatisme de García Oliver se situe précisément là, dans cette mise en musique (à travers le groupe Nosotros) d’une stratégie de la tension, dans ce mouvement métronomique des fortissimi et des pianissimi, dans cette utilisation rythmique des bémols et des dièses au service du point d’orgue final. Nul doute que l’exécution d’une telle partition connut quelques fausses notes, mais, globalement, le groupe Nosotros la joua plutôt collectivement et en harmonie, convaincu en tout cas qu’il n’en était pas d’autre interprétable.
Des mélomanes de la question sociale ont, bien sûr, décelé, ici ou là, quelques nuances dans le jeu du trio dominant (Ascaso, Durruti, García Oliver) et, selon leurs goûts, souligné les couacs de l’un, salué l’excellence de l’autre ou, le plus souvent, chargé le chef d’orchestre. La critique est libre, mais il n’empêche qu’au matin du grand soir, dans Barcelone enfiévrée, mêlés aux membres du groupe Nosotros, les cadres de défense confédéraux (que García Oliver avait tant contribué à mettre en place) rejouèrent in vivo, et sous forme symphonique cette fois, la même partition. Avec la certitude que le jour était arrivé d’y mettre le maximum de conviction pour ne pas être couverts par les bruiteurs du fascisme et leur musique militaire.
LE JOUR D’APRES OU L’HEURE DES CHOIX
Sur ces chaudes journées barcelonaises de juillet 1936, tout ou presque a été dit. La version qu’en donne García Oliver dans ses mémoires est sobre, méticuleuse et sans lyrisme. Il décrit des militants à la manœuvre, accorde peu d’importance à la spontanéité des masses et y voit la preuve qu’il avait raison de penser qu’on pouvait vaincre l’armée, à condition de s’y préparer militairement. Visiblement, pourtant, l’essentiel, pour lui, est ailleurs. Il se situe au lendemain de la victoire, quand sonne l’heure des choix, ceux dont découlera la suite de l’histoire.
Ascaso tombé au combat, c’est seul que García Oliver défend, le 23 juillet, devant des délégués réunis en plénum de la CNT-FAI, une position, certes maximaliste, mais en parfaite cohérence avec la ligne du groupe Nosotros. Ir a por el todo, dira-t-il, et non tomar el poder, mais la formule (plus conforme à la sémantique libertaire), recoupe pourtant la même idée : le temps est venu de pousser tous les feux, de faire toute la révolution, de prendre tout le pouvoir. En face de lui, Montseny et Santillán défendent, au nom de la FAI, une position diamétralement opposée, la première par principe, le second par réalisme. L’une et l’autre (pense García Oliver) représentent l’autre camp, celui de l’éthique grandiloquente et de la « contre-révolution » objective. Alors, il maintient sa position, l’argumente. Et, ce faisant, il fixe du regard un Durruti obstinément muet. Car le fait est là : contre toute attente, ce jour, Durruti (le seul qui peut probablement faire pencher la balance du côté de García Oliver) ne dit rien. Etrangement aphone, Durruti. Le plénum interprétera ce silence comme un désaveu, alors qu’il n’est, selon toute vraisemblance, que la manifestation d’une incapacité à trancher entre deux choix absolument antagonistes : la poursuite du processus révolutionnaire ou sa canalisation au nom de l’unité antifasciste. La voie choisie est la seconde, à la quasi-unanimité des présents.
On comprend aisément que García Oliver en ait beaucoup voulu à Durruti. On comprend aussi qu’il ait alors mesuré l’importance de la perte d’Ascaso, dont il ne doute pas qu’il eût adopté la même position que lui. Convoqué, à sa demande, quelques heures à peine après le plénum, le groupe Nosotros écouta García Oliver défendre son point de vue. Il semble que Durruti, cette fois, le jugea juste, mais prématuré. Cette réunion fut la dernière du groupe, sans que rien n’en sortît, sauf qu’il fallait reprendre Saragosse aux fascistes. Vœu pieux.
Pour García Oliver, tout s’est joué ce 23 juillet 1936. Il le répétera à satiété : par inconséquence, la CNT a laissé filer sa révolution, et ce au lendemain de sa victoire, alors que l’enthousiasme débordait des rues et que tout était possible. Sans juger du bien-fondé de son analyse (et encore moins de la pertinence de sa position), il n’en demeure pas moins qu’il y eut bien coup de frein et ralliement rapide à l’idéologie du front républicain, dont le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, habilement offert par Luis Companys à la CNT pour calmer ses ardeurs..., n’était finalement qu’un avatar. Pour l’occasion (et c’est probablement une des grandes ironies de cette histoire), le « possibilisme » libertaire, une autre forme de pragmatisme, fut incarné, au nom des circonstances, par ceux-là mêmes (les « faïstes ») qui l’avaient porté, avant guerre, au rang d’insulte suprême pour qualifier la pratique de leurs ennemis jurés, les « trentistes » de l’époque. Ceux-ci, de leur côté, se contentèrent de ne pas en rajouter, convaincus qu’ils étaient que, d’une certaine façon, García Oliver et ses amis avaient perdu la partie, et pour longtemps.
La défaite de García Oliver au plénum du 23 juillet 1936 fut sans doute la preuve de l’incapacité de l’anarchisme à penser le moment révolutionnaire qu’il affrontait, car si rien n’indiquait que la révolution était viable (et ce d’autant que les nouvelles du soulèvement fasciste dans le reste de l’Espagne demeuraient alors parcellaires et contradictoires), tout attestait qu’en Catalogne elle était possible. En se plaçant immédiatement sur le terrain de l’antifascisme et de la défense de la République, l’anarchisme renonçait derechef à jouer son rôle dans le seul territoire où personne ne le lui aurait contesté.
En faisant abstraction de la suite de l’histoire pour ne retenir que le moment présent, il est permis de penser que García Oliver avait justement compris que la révolution n’avait de chance de s’imposer que dans ses premiers instants, au comble de son enthousiasme, et que, pour ce faire, il fallait pousser tout de suite à la roue, prendre les devants, assumer la totalité des pouvoirs et proposer ensuite (mais seulement ensuite) aux autres forces de gauche de collaborer, à leur juste place, à l’effort de guerre révolutionnaire et à l’édification d’une société communiste et libertaire.
On ne sait jamais, bien sûr, de quoi sont faites les plus louables intentions. Certains de ses détracteurs accusèrent, pour l’occasion, García Oliver d’avoir d’abord cherché, en ce 23 juillet 1936, à cultiver sa légende de révolutionnaire. Ainsi, sa position aurait surtout relevé d’une façon habile de poser devant l’Histoire. Et de poser sans risque puisque, au fond de lui-même, connaissant la CNT, il aurait su que ladite position n’avait aucune chance d’être majoritaire. D’autres contempteurs du personnage interprétèrent, au contraire, son point de vue comme un ralliement définitif à la technique bolchevique du coup d’Etat. A des degrés divers et avec quelques variantes, ces deux thèses, contradictoires mais également dénigrantes, furent reprises avec constance par divers chroniqueurs et historiens du « bref été de l’anarchie », prouvant surtout l’ampleur des rancœurs que suscita, chez les libertaires, l’énigmatique comportement de García Oliver pendant la guerre civile espagnole...
L’ENIGME GARCIA OLIVER
Pourquoi, alors qu’il avait la haute main sur le Comité central des milices de Catalogne et qu’il disposait d’un authentique prestige auprès des militants, García Oliver n’a-t-il pas cherché à coaliser une opposition digne de ce nom à la ligne de collaboration antifasciste, à laquelle il se disait fermement opposé ? Sauf à admettre (ce qui, après tout, est possible) que, chez les « cénétistes », le sens de la discipline était beaucoup plus répandu qu’on ne serait tenté de le croire (ce qui expliquerait du même coup bien des étrangetés dans le comportement d’un Durruti), on ne trouve, dans les mémoires de García Oliver, aucun élément de réponse convaincant à cette interrogation. D’autant qu’elle en précède une autre, autrement plus dérangeante : pourquoi ce maximaliste de la première heure s’est-il progressivement rallié à la ligne d’unité antifasciste qu’il disait combattre, au point de l’incarner parfaitement en mai 1937 quand, ministre de la Justice du gouvernement de la République, il contribua, au-delà du nécessaire, à désarmer un prolétariat soulevé contre la contre-révolution stalino-bourgeoise ?
L’énigme García Oliver provient, pour beaucoup, de ce brouillage dans une trajectoire jusqu’alors assez cohérente de militant révolutionnaire. Comme si, à un moment crucial de son histoire (celui où se fondent les mythes), le révolutionnaire intransigeant rentrait pour ainsi dire dans le rang. C’est sans doute cela qui dérange, non parce que le ralliement de García Oliver à la ligne de collaboration antifasciste eût été en soi condamnable, mais parce qu’il cadrait mal avec un personnage dont le mythe exigeait qu’il fût un combattant résolu de tout « possibilisme » et, encore mieux, qu’il mourût sous les balles. Car il est clair que, d’avoir fini comme Ascaso (avant d’avoir eu à se compromettre) ou comme Durruti (sacrifié par son organisation sans qu’il ne se fût jamais rebellé contre elle), García Oliver aurait assurément partagé la gloire post-mortem des héros morts pour la Cause. Mais le troisième des Nosotros connut un autre sort. Vaincu, il tenta de reprendre la main en transformant le Comité des milices de Catalogne (qu’il contrôla très étroitement) en contre-pouvoir révolutionnaire face à la Généralité de Catalogne, mais aussi (surtout ?) face à la direction de la CNT-FAI, avec le vain espoir qu’elle se ressaisît sous la pression de ses bases. A son rang, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour favoriser une alternative révolutionnaire, le temps qu’il put, le temps qu’on lui laissa, car, comme il l’avait pressenti, celui-ci jouait contre la révolution, favorisant la recomposition de l’appareil d’Etat, l’imposition d’une logique de guerre et la constitution d’une « nomenklatura » anarcho-syndicaliste sans contrôle aucun de ses militants, occupés pour la plupart à des tâches urgentes ou dispersés sur les fronts de guerre. A cela, il convient d’ajouter, enfin, la certitude désormais acquise par García Oliver, avec le temps précisément, que la guerre serait longue et que son prolongement renforcerait inévitablement le mythe de l’unité antifasciste. Sa ligne de défense, dès lors, invariablement, sera celle de l’occasion définitivement perdue le 23 juillet 1936. Quand, avec l’indispensable aval de la CNT-FAI et contre sa volonté, sera dissous le Comité des milices de Catalogne, García Oliver ne croyait plus lui-même à une quelconque perspective révolutionnaire. Il était désormais un autre homme, acquis par défaut au « possibilisme » de guerre -le pire de tous, sans doute, celui qu’il assuma, pourtant, certes avec regret, mais sans ciller.
Pragmatique, García Oliver le fut aussi durant cette guerre, et plus encore quand il parvint à la conclusion que la voie révolutionnaire n’était plus qu’un ancien rêve. Il accepta, alors, comme les autres, mais pas davantage qu’eux, de « renoncer à tout, sauf à la victoire », consigne qu’on attribua peut-être abusivement à Durruti. A sa façon, toujours intempestive, García Oliver se plia lui aussi aux circonstances, en rouspétant, mais en bon soldat d’une guerre qu’il restait à perdre.
Si le sujet permettait un examen objectif, on pourrait même trouver à son trajet d’anarcho-syndicaliste de guerre quelques mérites. Par exemple, celui d’avoir mis fin, à Madrid, dès son arrivée au ministère de la Justice aux exécutions sommaires auxquelles se livraient les staliniens ou encore celui d’avoir procédé, ès qualité de ministre, à la destruction des casiers judiciaires existants. Mais rien n’y fera : à l’heure des bilans, l’image de l’aboyeur de Mai 37 se superposera toujours, chez les libertaires, à toutes les autres, même les plus flatteuses. Il est vrai que, là encore, García Oliver ne fit rien pour l’atténuer. Quelque quarante ans plus tard, El eco de los pasos reprenait, pour expliquer Mai 37, une grotesque thèse de complot catalano-fasciste dans lequel seraient tombés les libertaires et dont auraient profité les staliniens pour avancer leurs pions. Sans autre preuve que la seule intuition de son auteur, bien malvenue cette fois.
Il n’empêche que la postérité libertaire fut injuste avec García Oliver. Il y a là une autre énigme, et qui mériterait celle-là d’être étudiée de près, parce qu’elle est au centre d’une démarche générale de mythification d’une histoire qui reste à faire, les yeux grand ouverts sur les immenses contradictions qu’elle révéla. Quand le poids des légendes prétend effacer celui des défaites, certains payent forcément l’addition plus lourdement que d’autres. García Oliver fut, sans doute, de ceux-là. Pour les raisons déjà évoquées. Pour d’autres encore, liées au personnage, et plus précisément pour cette assurance un peu pesante et trop facile qu’il manifesta d’avoir eu raison contre tous et seulement tort de n’avoir pas été suivi à l’heure des choix.
On sait aujourd’hui que, quels qu’ils fussent, la révolution espagnole ne pouvait pas être autre chose que ce qu’elle fut, un réel bouleversement libérateur expérimenté grandeur nature en quelques territoires d’une Espagne en guerre. On sait aussi que l’anarchisme, qui la porta plus que tout autre, fut alors capable du meilleur et du pire, tout ensemble et d’un même pas, libertaire et cadencé. On sait encore, et c’est son principal mérite, que, quelque soixante-dix ans plus tard, elle laisse grande ouverte la fenêtre du rêve émancipateur.
García Oliver symbolisa, sa vie durant, les contradictions de l’anarchisme espagnol, ses parts d’ombre et de lumière, son désir démesuré de libération et ses contestables dérives. Tout à la fois. C’est ainsi qu’il faut le prendre, sans tambour ni pincette. Comme les autres, les sans-grade et les généraux, les mal vus et les adulés, tous militants d’une révolution que l’écho multiple et conjugué des défaites anoblit démesurément, au risque évident de la dénaturer, c’est-à-dire d’en occulter l’extraordinaire complexité humaine.
Eloge d’une cohérence politique (31 mai 2005) publié en 1978 dans la revue Tiempo de historia, ce texte va bien au-delà de l’inévitable exercice de promotion d’un livre par son éditeur. En l’écrivant, José Martínez (auquel fut consacré le troisième numéro d’A contretemps) tenait visiblement à donner son point de vue de libertaire sur un témoignage historique que, comme lecteur, il jugeait de la plus haute importance. C’est que J. Martínez voyait indiscutablement en García Oliver l’un des personnages-clefs de l’histoire de la CNT, un des rares en tout cas, pensait-il, qui, avec ou sans outrance, activiste ou syndicaliste, taulard ou ministre de la Justice, avait fait preuve de sens politique et de cohérence en des circonstances éminemment complexes où ces qualités n’étaient pas forcément les plus répandues dans les rangs de l’anarcho-syndicalisme espagnol. Ce fort argumenté mémoire en défense de García Oliver par José Martínez méritait, naturellement, d’être inséré dans ce numéro. Ajoutons, pour conclure, que les titre, intertitres et notes de cette traduction sont de la rédaction -A contretemps.
A l’exception de la période mexicaine de sa vie, Juan García Oliver écrivit El eco de los pasos sans avoir eu accès aux archives et sur la seule base de sa prodigieuse mémoire. Cela explique que cette autobiographie militante présente des lacunes documentaires majeures. Il y manque des pièces essentielles au débat, d’abord celles à l’élaboration desquelles García Oliver participa directement : une brochure des années 1930 sur les groupes de défense confédéraux ; sa motion sur le communisme libertaire, âprement discutée et profondément amendée au congrès de la CNT de Saragosse, en mai 1936 ; le rapport sur le « plan Camborios » de 1937, dont l’objectif était de mettre sur pied un vaste mouvement de guérillas sur les arrières franquistes. D’autres documents font également défaut et, parmi eux, le rapport du comité national de la CNT analysant dans toutes ses ramifications le complot ourdi contre le gouvernement de Largo Caballero. Certaines de ces pièces seront peut-être un jour à la disposition des historiens. D’autres, c’est à craindre, sont définitivement perdues.
UNE MAUVAISE REPUTATION
A partir de 1931, les thèses de García Oliver furent vivement combattues au sein de la CNT. L’histoire semble cependant prouver que nombre de ses conceptions théoriques et politiques se sont révélées justes. Certaines d’entre elles, et non des moindres, ont été finalement retenues et mises en pratique par les organismes confédéraux eux-mêmes. D’autres ont été rejetées. A ma connaissance, les positions de García Oliver, indubitable-ment marquées du sceau de la cohérence, n’ont fait l’objet d’aucune critique globale. Partiels, les reproches que lui ont adressés ses contemporains (et qu’ont repris certains historiens proches de la CNT) s’en tiennent le plus souvent à sa personne qu’ils chargent d’intentions occultes.
Il faut bien avouer que la CNT, au cours de son histoire, s’est parfois livrée à une forme de critique destructrice à l’égard de quelques-uns de ses militants. On pourrait y voir une manifestation normale de l’humeur iconoclaste des anarchistes, mais rien n’est moins sûr quand on sait qu’ils furent aussi capables de manifester un respect quasi religieux pour d’autres figures, de renom mais contestables, du mouvement libertaire. Leurs erreurs d’analyse étaient alors imputées à de simples déficiences de jugement et ne provoquaient pas de procès d’intention. Au nom des intérêts supérieurs de l’organisation, il est même arrivé que la CNT jetât un voile pudique sur les graves impasses où l’engagèrent certains de ses militants de premier plan. En revanche, les attaques frénétiques (et mensongères) dont fut victime García Oliver ne sont comparables qu’à celles, acharnées elles aussi, qui touchèrent au plus profond Salvador Seguí. Ici et là, El eco de los pasos est émaillé de notations et d’évocations qu’il faut prendre pour ce qu’elles sont : l’expression d’un honneur définitivement blessé. Ainsi, le rappel par García Oliver de la belle autodéfense à laquelle se livra le « Noi del sucre », en 1921, à la conférence nationale des syndicats de Saragosse, doit évidemment être lu en regard de sa propre histoire. En ces pages, García Oliver met en garde la CNT contre les dangers que recèle, pour elle-même, la calomnie. Utilisée à des fins politiques, celle-ci, précise-t-il, finit toujours par avoir de graves conséquences. Comme l’occultation, pour la bonne cause, d’épisodes peu glorieux de son histoire, la calomnie contredit et dénature toujours le caractère libertaire de l’organisation qui la pratique. Rarement livre, par ailleurs, n’a exposé aussi bien que El eco de los pasos les normes de fonctionnement internes de la CNT et les mécanismes statutaires dont elle disposait pour permettre à la fois à l’organisation de juger, si nécessaire, ses militants et à ceux-ci de se défendre contre l’arbitraire. L’exposé détaillé de la façon dont García Oliver lava lui-même son honneur contre les accusations d’Avelino González Mallada (1)..., d’une part, et la description méthodique de la procédure qu’aurait dû suivre, d’après lui, Manuel Buenacasa (2)... pour s’opposer, s’il l’avait jugée injuste, à la condamnation que lui infligea la CNT, d’autre part, disent assez qu’il connaît son sujet sur le bout des doigts.
Nous évoquerons ici cinq aspects de l’histoire de la CNT auxquels ses chroniqueurs ont mêlé, de façon pas toujours honnête, la personne de García Oliver : le terrorisme confédéral, la « gymnastique révolutionnaire », les relations entre la CNT et la FAI, le Comité central des milices et le gouvernementalisme de la CNT.
Notes :
(1) Avelino González Mallada (1894-1938), militant « cénétiste » des Asturies qui fut secrétaire de la CNT clandestine en 1925, accusa García Oliver d’avoir influé sur le comité régional de Catalogne, en 1934, pour qu’il ne se joigne pas au mouvement d’octobre à Barcelone.
(2) Manuel Buenacasa (1886-1964), auteur de El movimiento obrero español (1886-1926), fut secrétaire de la CNT en 1918. En 1924, sous la dictature de Primo de Rivera et dans un climat de déliquescence interne qui favorisait tous les coups bas, certains l’accusèrent de travailler pour la police.
DIALECTIQUE DE LA VIOLENCE
On entend fréquemment dire aujourd’hui que l’anarchisme n’a rien à voir avec la violence et, en corollaire, que la CNT n’a jamais recouru, en tant qu’organisation, à la violence individuelle. Celle-ci n’aurait donc été pratiquée que par des militants marginaux et incontrôlés, dont l’activisme aurait souvent compliqué plus que nécessaire la tâche de la CNT. Sur ce sujet, El eco de los pasos propose une tout autre lecture de l’histoire, García Oliver insistant, au contraire, sur le caractère « organique », au sens le plus strict du terme, de la réponse violente que les militants anarcho-syndicalistes opposèrent à la violence de l’Etat et du patronat. On y apprend, par exemple, que la décision d’exécuter, en mars 1921, le Premier ministre Eduardo Dato fut programmée par la CNT. De la même façon, la généralisation de la violence en réponse à l’assassinat de Salvador Seguí fut décidée par l’ensemble des militants « cénétistes » de Barcelone. Par ailleurs, la création du groupe Los Solidarios (dont l’objectif était de frapper les responsables de la répression) fut confiée à García Oliver, alors âgé de vingt ans, par un comité d’action intégré par Juan Peiró, Angel Pestaña, Camilo Piñón et Narciso Marcó, responsables généralement considérés comme modérés de deux organes supérieurs de la CNT (le comité national et le comité régional de Catalogne). Quant à la position de García Oliver sur le sujet, elle ne varia pas depuis l’époque où, très jeune militant, il organisait, dans un climat d’extrême violence, la fédération locale de la CNT de Reus, sa ville natale. « Quand une organisation, écrit-il, ne peut pas défendre individuellement la vie de ses militants, elle doit le faire par l’action collective. » Dès avant son premier exil en France (1926), il défendait cette thèse devant toutes les instances dirigeantes de la CNT.
Dans les premières années de la Seconde République, García Oliver, convaincu de la relative inefficacité de la violence individuelle, théorisa et propagea le fameux concept de « gymnastique révolutionnaire ». On le lui reprocha beaucoup et il y gagna une réputation d’aventuriste. Pour certains syndicalistes modérés de l’époque, la « gymnastique révolutionnaire » avait pour principale conséquence d’affaiblir la CNT. Pour García Oliver, cette tactique n’était pas seulement une arme dans la lutte interne contre le « trentisme », mais une méthode de lutte. Elle fut expérimentée sur une grande échelle à Barcelone, le 8 janvier 1933, lors d’un mouvement insurrectionnel essentiellement organisé par le Comité de défense confédéral de Catalogne, alors intégré par presque tous les militants du futur groupe Nosotros, prolongement partiel du groupe Los Solidarios. L’échec apparent de ce mouvement (qualifié par certains de putschiste) provoqua un large débat au sein de la CNT. El eco de los pasos reste malheureusement trop discret sur ce chapitre. On peut le regretter, car l’organisation, le développement et les conséquences de cette manifestation pratique de la « gymnastique révolutionnaire » résument parfaitement toute la problématique à laquelle, alors, était confrontée la CNT sur les plans tactique et stratégique, mais aussi quant à sa structure organisationnelle et à sa finalité même comme syndicat révolutionnaire. La théorie du « pendule ».
Les événements postérieurs prouveront que, comme méthode pratique, la « gymnastique révolutionnaire » a certainement contribué à faire de la CNT la première force ouvrière d’Espagne et rendu possible la résistance victorieuse au coup d’Etat militaire de 1936. Pour García Oliver, elle répondait à une analyse politique globale de l’état des forces en présence. Transcrivant une conversation de 1931 avec Ascaso et Durruti, il écrit : « Sans les saccades que provoquent la droite et la gauche, la République finira par trouver son point d’équilibre, par se consolider et par incarner la paix. Un semblant de paix, car il s’agira d’une République défendant les mêmes intérêts que ceux de la monarchie. L’Espagne a besoin de faire sa révolution et elle la fera. Moi, je préfère que cette révolution soit anarcho-syndicaliste, ne serait-ce que, parce qu’éloignée de tout modèle historique, elle sera marquée du sceau de l’originalité. »
Tel fut le fil conducteur de l’action de García Oliver. Il n’en démordit jamais, au risque de devoir s’opposer à ses propres amis. L’organisation du mouvement insurrectionnel de décembre 1933 (qui suivit immédiatement la victoire électorale de la droite et qui, objectivement, faisait le jeu de la gauche) fut, pour lui, une erreur doublée d’un échec. Il contredisait fondamentalement la ligne politique que García Oliver défendait au sein de la CNT et il eut, par ailleurs, pour effet de l’opposer à Durruti qui, contre l’avis du groupe Nosotros, en fut certainement la figure de proue. Sa position, García Oliver l’expose clairement dans El eco de los pasos : « Je me disais alors que ma conception du pendule comme moyen d’éviter la consolidation de la République bourgeoise allait entrer dans sa phase décisive. Je me disais encore que, cette fois-ci, la gauche devrait se soulever. Je pensais que nous devions nous tenir prêts à tout sans être à la remorque de quiconque, sans faire le jeu insurrectionnel de personne. Je pensais que tout mouvement révolutionnaire devait se dérouler de façon que nous puissions en prendre la direction. Le motif qui présida à l’insurrection [de décembre 1933] (empêcher la prise de fonctions de la droite) ne concernait en rien les travailleurs de la CNT, et ce d’autant que la victoire électorale de la droite était due, à l’évidence, à notre campagne abstentionniste et au fait qu’elle fut suivie d’effet. Cette “gymnastique révolutionnaire” que nous propagions ne devait ouvrir sur une pratique insurrectionnelle de la classe ouvrière que dans une perspective communiste libertaire et non pour abattre ou soutenir des gouvernements bourgeois, de droite ou de gauche. »
Les mémoires de García Oliver campent un personnage aux multiples facettes (organisateur, orateur, homme de groupe, activiste, militant rompu aux techniques d’assemblée et de congrès). Le seul rôle pour lequel il ne semble éprouver aucun attrait est celui de bureaucrate. On ressent même chez lui une forte répugnance pour la politique de comité. D’où le sentiment d’échec personnel qu’il a dû ressentir à se voir obstinément dépeint comme un aspirant au pouvoir se servant de la CNT à des fins personnelles.
LA REVOLUTION ET LA QUESTION DU POUVOIR
S’il est une constante dans le trajet de García Oliver, c’est de ne pas avoir ménagé ses efforts pour faire de la CNT une force révolutionnaire indépendante et hégémonique. Lors d’une réunion du groupe Nosotros tenue à la veille des élections de février 1936, García Oliver analysait la situation politique en ces termes : « Nous sommes en train de faire en sorte que la droite et la gauche participent de la stratégie “faïste” de harcèlement du système. Jusqu’à il y a peu et de façon suicidaire pour elle, la gauche de gouvernement y a adhéré en déclenchant le mouvement d’octobre [1934] après avoir perdu les élections. Que fera la droite si, érodée par les mesures de répression qu’elle a prises, elle perd le pouvoir au profit d’un gouvernement de gauche revanchard ? Elle secondera elle aussi la stratégie “faïste” et déclenchera une rébellion de type militaire et fasciste. Certains prétendent aujourd’hui se servir de nous pour atteindre leurs buts politiciens au prétexte que les prisons sont pleines de nos militants. Il faut s’y refuser clairement. Reste que ce refus pourrait être reconsidéré si la gauche s’engage à nous fournir, avant ou juste après les élections, les armes et les munitions que nous lui avons demandées et qui seront stockées par nos soins à Saragosse, à Séville et à La Corogne. » A cette occasion, Durruti divergea de nouveau de García Oliver. Il ne se rallia à son analyse qu’après avoir constaté qu’Ascaso la faisait sienne. La stratégie triangulaire de García Oliver allait échouer puisque, cinq mois plus tard, Saragosse, Séville et La Corogne tombèrent sans combattre aux mains des franquistes. Parmi les raisons de ce triple échec si lourd de conséquences, l’auteur de El eco de los pasos a parfaitement raison de retenir celle-ci : si la bourgeoisie du Front populaire recueillit les voix des « cénétistes » aux élections de février, elle ne respecta jamais les engagements qu’elle avait pris pour les obtenir.
La création du Comité central des milices antifascistes (CCMA) fut, semble-t-il, une des conséquences de l’indiscutable victoire des anarcho-syndicalistes de Barcelone sur les militaires, victoire obtenue (il faut insister sur ce point) grâce à l’organisation paramilitaire (les cadres de défense confédéraux) dont s’était dotée la CNT catalane et grâce à cette « gymnastique révolutionnaire » que ses militants avaient tant pratiquée. Le CCMA (qui ne suscita a posteriori aucune critique sérieuse de la part de la prétendue gauche révolutionnaire) ne fut, comme le démontre clairement García Oliver, ni une émanation de la CNT ni un organisme révolutionnaire de direction. Pragmatique et habitué à soupeser les rapports de forces, García Oliver savait le CCMA en butte (et ce, dès avant sa constitution) à la double hostilité de la Généralité et des organismes supérieurs de la CNT. C’est sans doute pourquoi il s’attacha à le défendre avec toute l’énergie qu’il tirait de la confiance que lui attribuaient les militants anarcho-syndicalistes catalans. Le 23 juillet 1936, au plénum régional des fédérations locales de Barcelone, García Oliver aborda la question du CCMA et de la situation politique en ces termes : « Ce comité se constitue au moment même où Companys commence à regretter d’avoir suggéré sa formation. Pour lui comme pour les divers partis et organisations qui le composent, le Comité des milices ne doit être qu’un commissariat de police de seconde classe. Les erreurs d’interprétations doivent être corrigées. Nous sommes au début d’un processus révolutionnaire qui peut être long. Son développement nous obligera sans doute à modifier certaines de nos attitudes, à déroger à quelques-uns de nos accords. Le cours de l’histoire met aujourd’hui la CNT, force majoritaire du processus révolutionnaire, dans l’obligation d’exercer son contrôle sur les événements, de les orienter. En cas contraire, nous connaîtrons un vide qui, comme en Russie, en 1917, sera vite comblé par les marxistes de toutes obédiences. Si le cas se présente, ils prendront la direction du mouvement et finiront par nous écraser. Le moment est donc venu d’assumer toutes nos responsabilités et de pousser plus avant le processus. Il faut rejeter le Comité des milices et forcer le cours des événements. Pour la première fois dans l’histoire, une organisation anarcho-syndicaliste est en mesure de prendre tout l’espace et d’implanter le communisme libertaire à l’échelle d’un pays. »
Une seule délégation approuva la position de García Oliver. Federica Montseny s’y opposa au nom des principes anarchistes et Diego Abad de Santillán par crainte d’une intervention étrangère. García Oliver reprit alors la parole et insista : « Il serait impensable qu’au terme de ce plénum nous rejoignions nos pénates sans avoir adopté une position claire. Si notre organisation, qui est la force majoritaire, n’imprime pas une direction à la révolution, d’autres, qui sont encore aujourd’hui minoritaires, le feront à notre place et profiteront du vide laissé par nous pour s’imposer et nous éliminer. J’affirme que le syndicalisme, en Espagne et ailleurs, est né du besoin d’affirmer les valeurs et les capacités constructives d’un socialisme libre. Sans lui, l’avenir continuera d’être réservé aux héritiers de la Révolution française et aux formes politiques qu’elle a imposées : la pluralité des partis au début, le parti unique à la fin. C’est pourquoi je maintiens ma proposition : que la CNT prenne tout le pouvoir et qu’elle implante le communisme libertaire. »
La proposition de García Oliver fut rejetée par la totalité des participants, moins un. Battu sans que Durruti, présent au plénum, n’intervienne, García Oliver en éprouva une profonde amertume. Mais cette défaite, à vrai dire, ne fut pas seulement la sienne : à terme, elle rejaillit sur le CCMA et la CNT même. « Je n’en revenais pas, écrit García Oliver, j’avais assisté au plénum le plus insolite qui fût. Des délégués convoqués dans l’urgence et ignorants de la propre histoire de leur organisation et du rôle qu’y joua le radicalisme anarchiste venaient d’adopter des accords qui jetaient par-dessus bord toutes ses résolutions fondamentales. Et ceux qui l’engageaient sur cette pente réformiste étaient précisément des éléments de la FAI, et non des “trentistes”, qui n’auraient sans doute pas osé le faire et qui n’intervinrent pas dans la discussion. »
TOURS ET DETOURS D’UNE DEFAITE
Si, d’un point de vue formel, la validité de ce plénum du 23 juillet 1936 n’est pas critiquable, García Oliver s’attache à démontrer que, sur le fond, il contredisait toute l’histoire de la CNT. Cinq jours auparavant, pourtant, les militants anarcho-syndicalistes de Barcelone avaient payé un lourd tribut à la révolution en marche : 400 morts et des milliers de blessés. Les actes de cette réunion plénière, qui marqua pour García Oliver le début de la fin, ne furent jamais publiés. Il s’en plaindra d’ailleurs, et de manière réitérée.
García Oliver n’avait pas le profil d’un Trotski. Pour l’occasion, il ne claqua pas la porte. Il ne conspira pas davantage dans les coulisses des comités de la CNT (qu’il fréquentait assez peu au demeurant). Tant qu’il exerça ses fonctions au CCMA, il espéra une nouvelle poussée révolutionnaire et tenta de mettre en place et de consolider les instruments qui, le moment venu, pourraient servir. « Au Comité des milices, explique-t-il, j’ai agi selon la volonté des militants de base et des comités des syndicats, des sections, des ateliers et des usines. Il s’agissait, sur le plan politique, d’appuyer la révolution en limitant les pouvoirs du gouvernement de la Généralité et, sur les plans économique et social, d’impulser les expropriations et les collectivisations dans l’industrie et l’agriculture en Catalogne et dans les villages d’Aragon libérés par nos milices. » Au cours de ces chaudes semaines, on soupçonna García Oliver d’aspirer au pouvoir personnel. El eco de los pasos confirme que, en certains cercles de la CNT et de la FAI, on vivait même dans la crainte d’un coup de main fomenté par lui contre les institutions gouvernementales chancelantes. Le dessein fut bien nourri, révèle García Oliver, mais il ne fut jamais conçu comme une aventure personnelle. En quoi, d’ailleurs, l’action d’un homme isolé aurait-elle pu inquiéter les dirigeants de la FAI ? Et il précise que, quelques jours seulement après la tenue du plénum du 23 juillet 1936, il s’adressa en ces termes aux membres du groupe Nosotros réunis par lui : « Nous devons profiter de la concentration de forces qu’occasionnera le départ de la colonne de Durruti pour donner l’assaut aux principaux centres du gouvernement. » Le plan était prêt : Marcos Alcón et García Oliver devaient prendre en charge une partie de la colonne ; Jover et Ortiz, l’autre ; Sanz et Durruti, la troisième. Objectifs : le siège de la Généralité, la mairie, le Central téléphonique, la place de Catalogne, le ministère de l’Intérieur et la Direction générale de la sûreté. Il ne manquait que l’accord du groupe. García Oliver ne l’obtint pas. Il rapporte à ce propos l’étrange intervention de Durruti : « Les arguments avancés par García Oliver, ici comme au plénum, sont recevables. Son plan d’action est parfait. Cela dit, le moment choisi me paraît peu opportun. Je pense qu’il faut attendre, pour le mener à bien, la prise de Saragosse, qui ne devrait pas nous prendre plus d’une dizaine de jours. J’insiste : il faut d’abord prendre Saragosse et passer à l’action ensuite. » Saragosse ne sera jamais prise.
On reprocha encore à García Oliver son penchant pour le militarisme. Ses mémoires révèlent, sur ce point, qu’il fut, sa vie militante durant, effectivement obsédé par la question de l’affrontement avec l’armée, et ce depuis que, gamin de sept ans, il avait entendu, dans les rues de Reus, des ouvriers fuyant la répression après la « Semaine tragique » de 1909, se plaindre qu’il n’y avait « rien à faire contre l’armée ». D’où son cri de victoire, au lendemain du 19 juillet 1936 : « La preuve est faite qu’on peut vaincre l’armée ! » Au congrès de Saragosse, la proposition qu’avança García Oliver de création de milices confédérales (qui ne devint réalité qu’en Catalogne) fut combattue, et même moquée par Cipriano Mera. Mais les faits sont têtus. La plupart des compagnons de lutte de García Oliver (Ricardo Sanz, Gregorio Jover, Miguel García Vivancos “et Cipriano Mera lui-même”) terminèrent la guerre au grade d’officiers supérieurs. Lui, non. Aucun autre militant anarcho-syndicaliste n’inspira, cependant, plus de respect aux officiers professionnels républicains que García Oliver lui-même. Au point qu’on peut légitimement s’étonner qu’il n’ait pas cherché à s’autoproclamer chef du front d’Aragon, préférant désigner pour cette fonction (autocratiquement, diront ses détracteurs) le colonel Villalba, militaire de carrière.
PLEINEMENT MINISTRE, MAIS CONTRE SON GRE
Les pages de El eco de los pasos qui traitent de l’entrée de la CNT au gouvernement et de l’aventure (qu’on peut qualifier de grotesque) qui provoqua l’inutile mort de Durruti à Madrid, sont des plus instructives. Il en ressort une vérité blessante, insultante : la faiblesse politique des organismes supérieurs de la CNT, qui (au vu des circonstances traversées et le voulant ou pas, mais cela est une autre histoire) prirent dans l’urgence des décisions lourdes de conséquence, au risque de compromettre irrémédiablement l’avenir de l’anarcho-syndicalisme.
Ainsi, la dissolution du CCMA demeure une triste page de l’histoire de la CNT. « Le Comité des milices, écrit García Oliver, fut créé parce que nous n’avons pas voulu prendre nos responsabilités. Il fut dissous parce qu’il était allé trop loin. On lui préféra un conseil (gouvernement) de la Généralité de Catalogne. Les fonctions de la Généralité finiront par être absorbées par le gouvernement de Madrid, qui n’avait même pas, lui, les apparences d’un organisme révolutionnaire. »
Autre triste page de cette histoire : la décision, prise en plénum national, de collaborer au gouvernement de Largo Caballero. Dans les milieux anarchistes, on a beaucoup critiqué García Oliver pour avoir accepté d’être ministre dans un gouvernement bourgeois. Il expose, dans El eco de los pasos, les arguments contre la participation au gouvernement qu’il opposa à Horacio M. Prieto, alors secrétaire du comité national de la CNT. Interprétée par lui comme une manœuvre pour l’éloigner de Catalogne, sa désignation comme ministre le coupait de sa base. García Oliver avait pleinement conscience que la véritable force de la CNT se trouvait en Catalogne et que c’est là que se jouait une possible- impossible révolution.
On ne pourra pas, en tout cas, accuser García Oliver d’indiscipline. Une fois prise organiquement la décision de participation, il accepta, en effet, d’être ministre. Selon les canons en vigueur, il fut même un bon ministre, c’est-à-dire qu’il défendit les intérêts les plus immédiats d’une organisation qui avait choisi, contre son gré, la voie de la collaboration. Sans attachement particulier à son portefeuille et connaissant la précarité de sa fonction. A la fin de l’hiver 1936, dans un discours prononcé au théâtre Coliseo de Barcelone, García Oliver dressa un bilan sans concession de la guerre et se déclara partisan de liquider le gouvernement bourgeois auquel il participait lui-même pour lui substituer un pouvoir syndical.
Les mémoires de García Oliver contribuent à résoudre (ou à éclairer sous un angle original) quelques énigmes historiques. On pourra, bien sûr, regretter quelques-unes de ses extravagances ou les trop longues pages accordées à son séjour à la prison de Burgos ou son voyage en URSS au détriment d’une exposition plus fouillée du congrès de Saragosse, par exemple, ou des négociations qui précédèrent la participation de la CNT au gouvernement. Cela dit, attendre de García Oliver qu’il dise tout de cette histoire c’est supposer qu’il ait été informé de ses moindres détails, ce qui est invraisemblable. Il n’intervint pas, par exemple, dans la prise de décision de la CNT de participer au gouvernement. Il en parle comme témoin et, en tant que tel, ne peut pas en dire davantage que ce qu’il dit. De même pour les événements de mai 1937. Il faut en convenir, García Oliver n’a pas le don d’ubiquité.
Si l’espace ne manquait pas, cet exposé du rôle joué par García Oliver au sein de la CNT (qu’on a souvent caricaturé) demanderait à être complété par une analyse détaillée de son action pendant la dernière phase de la guerre civile (plan « Camborios » et comité exécutif du Mouvement libertaire de Catalogne) ou en exil (Conseil général du Mouvement libertaire, Parti ouvrier du travail, etc.) On aurait alors la preuve d’une parfaite cohérence de son parcours militant.
El eco de los pasos est sûrement un livre amer. Il ne verse pas, cependant, dans le pessimisme. A preuve ces lignes que nous citerons pour conclure et qui donnent assez bien le ton de l’ensemble : « Je ne me suis jamais repenti d’avoir été ministre, et pas davantage d’avoir proposé à la CNT de prendre tout le pouvoir. Le temps est venu de mesurer l’énorme distance qui sépare l’anarchiste de l’anarcho-syndicaliste : le premier veille au respect des purs principes de l’anarchie ; le second se confronte aux réalités d’un monde social complexe. L’anarchisme est une attitude devant l’existence ; l’anarcho-syndicalisme, une manière d’agir dans l’existence. Depuis le jour où j’ai proposé de prendre tout le pouvoir, je n’ai jamais cessé d’attendre que se présente une autre opportunité de pouvoir le faire. »
Pour García Oliver, la résistance victorieuse à un coup d’Etat fasciste (et, dans son esprit, seul cela comptait alors) passait par l’échec des fascistes à Saragosse, à Séville et à La Corogne. Cette « stratégie triangulaire » supposait que la CNT fût suffisamment armée dans ces trois villes. Seul un engagement dans ce sens des forces du Front populaire devait, pensait-il, inciter la CNT à ne pas faire une campagne abstentionniste aux élections de février 1936. Il semble, d’après García Oliver, qu’un tel engagement fut bien obtenu.
Monologue intérieur sur une révolution empêchée. Francisco Carrasquer Ascaso y Zaragoza Dos pérdidas : la pérdida (Alcaraván Ediciones, Saragosse)
Rarement sans doute essai sur la révolution espagnole n’aura été plus parfaitement maîtrisé que cet Ascaso y Zaragoza. Le point mérite d’être souligné d’emblée, non parce qu’il légitimerait par avance le propos qui le sous-tend, mais parce qu’il fait de ce livre une œuvre à part et probablement une des plus brillantes constructions intellectuelles qui soient sur l’anarchisme espagnol à l’heure de son apogée et de sa chute.
Francisco Carrasquer, son auteur, fut acteur de ce 19 juillet 1936 de toutes les promesses et milicien de la colonne Durruti. Dire cela, cependant, c’est peu dire tant ce livre est éloigné de l’abondante (et plus ou moins bonne) littérature de témoignage que cette épopée a produite. C’est ailleurs que se situe Fr. Carrasquer, à la croisée du vécu et du pensé d’abord, dans la fréquentation assidue (et critique), encore, des historiens de ce conflit, dans un imaginaire singulier, enfin, où littérature et poésie (que notre auteur pratique avec un talent reconnu) ouvrent des pistes que la seule histoire n’explorera jamais. C’est précisément là, dans cette habile juxtaposition de la connaissance et du sensible, que Fr. Carrasquer fait merveille, au risque de terrasser la raison raisonnante, celle qui inventorie le réel avec l’unique prétention de le rendre conforme aux lois du temps historique. On sait que l’histoire de l’anarchisme, même honnêtement écrite, et celle de l’anarchisme en révolution plus particulièrement, laisse toujours, ou presque, une impression de manque. La cause est évidente : c’est qu’à la traiter selon les seuls instruments statistiques et méthodes d’analyse des historiens, elle passe le plus souvent à côté de l’essentiel, ce tremblement collectif qui accouche d’un monde nouveau, cette émotion partagée d’une insurrection des esprits, cette croyance soudaine que la vie s’avance et qu’elle est bonne à prendre. Pour dire cela, il faut casser les moules et ne reculer devant aucune audace.
Il est fort à parier qu’Ascaso y Zaragoza ne fera pas école dans les départements d’histoire des universités. C’est qu’il part du point de vue le plus anti-historique qui soit, qu’il constitue un formidable éloge du conditionnel et qu’il argumente sur une double absence. Qu’en aurait-il été de cette révolution espagnole si la balle qui faucha mortellement, le 20 juillet 1936, Francisco Ascaso avait dévié de sa route ? Qu’en aurait-il été du sort de cette révolution empêchée si, comme à Barcelone, la CNT avait gagné ou reconquis Saragosse ? L’exercice, on le verra, n’est pas simplement esthétique, car, en restituant l’absence et le hasard dans le réel, en imaginant ce qui aurait pu être, Fr. Carrasquer « met » sans doute, comme l’écrit Ignacio de Llorens dans son prologue, « les faits sens dessus dessous », mais, ce faisant, il offre surtout quelques clefs pour comprendre ce qui arriva, et d’abord pourquoi, en refusant d’assumer tout le pouvoir, les libertaires espagnols « se trahirent eux-mêmes » et n’obtinrent finalement rien de ce qu’ils étaient en situation de gagner. « Pas même la considération, ajoute Ignacio de Llorens, de ceux qu’ils remirent au pouvoir », leurs héréditaires ennemis et futurs liquidateurs. La balle d’Atarazanas.
Dans tout mouvement révolutionnaire, il est des morts qui, symboliquement, pèsent plus que d’autres. Parce qu’elles induisent, au-delà du drame personnel qu’elles supposent, un vide, une béance, qu’aucune dynamique collective ne réussira à combler. Ainsi, la balle qui frappa mortellement, le 20 juillet, Francisco Ascaso dans l’assaut de la caserne d’Atarazanas, à Barcelone, eut des effets dévastateurs sur cette révolution libertaire en gestation. La thèse de Fr. Carrasquer, qui fait d’Ascaso la part manquante d’une révolution triomphante mais orpheline, repose, non sur une quelconque croyance (assurément anti-libertaire) en l’homme providentiel, mais sur une parfaite compréhension du rôle dynamique qu’y joua, à la mi-juillet 1936, un célèbre moteur à trois temps. Rodé depuis belle lurette, il atteignit alors sa meilleure performance. Il faut en convenir avec lui : le García Oliver-Durruti-Ascaso fit merveille.
Bien sûr, cette thèse irritera les adeptes de la révolution sans tête et autres théologiens de la divine spontanéité des masses. On sait pourtant, ou on devrait savoir, que la réponse victorieuse au coup d’Etat fasciste à Barcelone laissa finalement assez peu de place à l’improvisation. Elle fut, sinon pensée dans ses moindres détails, du moins organisée par les cadres de défense confédéraux, fer de lance du combat de rue. Spontanément, certes, les masses se mobilisèrent, mais ce n’est pas leur faire injure que de dire que l’impulsion vint d’ailleurs. Elle dut sans doute beaucoup aux penchants « militaristes » d’un García Oliver qui, de combats menés en combats perdus (cette fameuse « gymnastique révolutionnaire » qu’il théorisa et pratiqua), conduisit la CNT à admettre certaines méthodes (la constitution de groupes d’action paramilitaires, par exemple) que les anarchistes (des « libéraux radicalisés », disait García Oliver) n’approuvaient pas toujours, ou difficilement.
Fr. Carrasquer accorde la part belle (trop belle, diront d’aucuns) à ce García Oliver teigneux, mal commode et dominateur, mais il le fait non par adoration pour le personnage, comme Abel Paz pour Durruti..., mais parce qu’il y voit d’abord une intelligence en action (« une pensée faite praxis », écrit Fr. Carrasquer) et, surtout, l’élément fondamental d’un puzzle à trois pièces dont l’assemblage força in fine le cours des choses. Nosotros, ce fut d’abord trois mousquetaires de la révolution formant troïka fusionnelle et alliant intelligence (García Oliver), affectivité (Durruti) et volonté (Ascaso) et, par irradiation, un groupe plus large, aguerri au combat et sûr de sa force. La balle d’Atarazanas porta un coup fatal à sa direction effective.
Trois moins un... L’arithmétique révolutionnaire a des règles que le calcul ignore. Ascaso tué, le trio ne devint pas duo. Sa mécanique tourna d’abord à vide, puis s’enraya. Assez vite, au demeurant. C’est qu’Ascaso y jouait un rôle indispensable, de point d’équilibre entre García Oliver et Durruti, de point de liaison entre le groupe Nosotros et les instances dirigeantes de la CNT. Au conditionnel, Fr. Carrasquer s’interroge, par exemple, sur la position qu’aurait adoptée Ascaso au fameux plénum du 23 juillet 1936 où la thèse de la collaboration antifasciste, défendue par Federica Montseny, Diego Abad de Santillán et Mariano Vázquez, supplanta très largement celle de la prise du pouvoir révolutionnaire, prônée par García Oliver. Pour Fr. Carrasquer, il ne fait pas de doute qu’à cette occasion (unique dans l’histoire d’un révolutionnaire), Ascaso ne serait pas resté silencieux, comme Durruti, mais qu’il aurait penché du côté de García Oliver, et peut-être changé la donne et forcé de nouveau le cours des choses. On ne saura jamais, mais rien n’interdit de subodorer, et surtout de comprendre (conditionnel aidant) cet étrange isolement dans lequel se trouva soudain García Oliver, trois jours seulement après une éclatante victoire, qui fut d’abord la sienne. Ses nombreux ennemis virent dans sa défaite (écrasante puisqu’il fut seul contre tous) une victoire éthique de l’anarchisme, la preuve de sa supériorité en somme, non tant pour faire la révolution, car il la repoussait de fait, que pour refuser cette logique dictatoriale qu’aurait supposée le « garcia-olivérisme » triomphant. Plus subtilement, Fr. Carrasquer fait intervenir dans cette défaite des éléments psychologiques que l’historien ne retient pas toujours. L’intelligence politique de García Oliver avait besoin d’un passeur comme Ascaso pour s’imposer, car, traduite en mots par la seule vertu de son verbe, elle avait le don d’indisposer. Au fond, il y avait chez García Oliver autant de lucidité et d’instinct que d’arrogance. Pour son malheur (mais pas seulement) on ne retint alors que son arrogance, que les « libéraux radicalisés » de la FAI lui firent payer, au risque de renoncer à la révolution, car, quoi qu’en disent les meilleurs auteurs, le dilemme était bien celui-là : la faire ou pas, cette révolution tant espérée.
Il faut en convenir : quand il était possible de lui porter le coup de grâce, l’anarchisme décida, par peur du vide et par crainte de lui-même, de perfuser la République bourgeoise agonisante. Au nom d’une abstraction absolue : l’antifascisme, cette machine à faire voler le front de classe. Ce piège, nul ne niera que la direction de la CNT se l’est tendu toute seule, car seule elle était en mesure de décider de la route à suivre. Alors, trahison ? Trop commode, trop réducteur, trop évidemment manichéen pour Fr. Carrasquer, qui ne retient pas l’hypothèse. Il se contente de parler d’« écroulement », de « recul sans précédent » d’une direction qui « ne fut pas à la hauteur » des circonstances, et ce trois jours seulement après avoir vaincu militairement les putschistes de Barcelone. Peut-être alors que le fantôme de la « dictature anarchiste » qu’on voyait se profiler derrière la proposition de García Oliver (la seule qui était, de fait, en cohérence avec l’événement) fut l’expression d’une soudaine et vraie terreur : celle de devoir affronter l’histoire, au risque de tout perdre et d’en porter la seule responsabilité. Comme à Saragosse, deuxième capitale de la CNT, que les franquistes venaient de conquérir.
SARAGOSSE, PREMIER MYSTERE : LA PERTE
On n’a pas fini de mesurer les conséquences de l’accablante défaite de la CNT à Saragosse. D’avoir gagné la ville, il fait peu de doute que les franquistes eussent bien mal engagé la partie : la Navarre aux mains d’un des chefs factieux, Mola, eût assurément été réduite et la jonction rendue possible entre la Catalogne libertaire et le Nord républicain de l’Espagne qui, du coup, eût repris la Galice. Dès lors, tout devenait possible. Pour la révolution, s’entend, parce qu’elle gagnait en respiration.
Saragosse représentait, alors, une authentique place forte de la CNT : 30 000 militants pour une population de 600 000 âmes -pour mémoire, Barcelone en comptait 82 000 pour 1,5 million d’habitants). Pendant des décennies, la capitale aragonaise fut de tous les combats de la Confédération, et plutôt en première ligne. En mai de cette même année 1936, elle organisa brillamment le congrès de la CNT, dit de Saragosse, le dernier avant longtemps. Rien ne laissait donc présager la déroute qui l’attendait. D’où le mystère qui l’entoure, le premier. Il manqua à Saragosse, assure Fr. Carrasquer, « l’instinct » de vaincre, mais surtout la claire conscience de ce qui se jouait là : une lutte à mort pour la vie. En choisissant, d’une part, la grève générale et, de l’autre, la négociation, elle prouva pour sûr qu’elle n’avait sûrement pas mesuré l’enjeu réel du combat... et elle le paya cher : 15 000 de ses militants (50 % de ses effectifs) furent exécutés. Sans gloire.
On a beau se défier des personnalisations abusives quand d’histoire collective il s’agit, il n’empêche, le drame de Saragosse se joua bien, comme l’indique Fr. Carrasquer, autour de deux hommes : Miguel Abos et Miguel Chueca, deux des principaux responsables locaux de la CNT. Quand le premier, franc-maçon et non violent, voulut croire aux raisons invoquées par le gouverneur civil de la place, franc-maçon lui aussi, pour ne pas armer le peuple, le second conseilla, au contraire, aux militants de la CNT la prise d’armes et la formation immédiate de groupes de combat. La thèse de M. Abos prévalut sur celle de M. Chueca. Avec les résultats qu’on sait, lamentables et pathétiques. Saragosse tomba sans même combattre. Miguel Cabanellas, ce général que M. Abos crut loyal à la République, franc-maçon encore, mit, sans même hésiter, ses troupes au service des croisés de l’ordre national-catholique et devint président de la franquistissime Junte de Burgos. Autant que tragique cette déroute de la CNT à Saragosse fut absurde. Comme le sort de M. Abos, qui se terra dans sa ville jusqu’au début de 1937, fut condamné à mort pour trahison par les anarchistes et mourut, dans le plus profond isolement, dans un des camps du mépris du sud de la France, en 1939.
SARAGOSSE, SECOND MYSTERE : DURRUTI
Mais il est un autre mystère, plus dérangeant encore, celui de la paralysie de la colonne Durruti devant Saragosse. Sur ce point, « l’échafaudage de pseudo-science-fiction rétrospective » de Fr. Carrasquer fera assurément grincer bien des dents. Pour lui, la cause est entendue : Durruti n’avait aucune des capacités requises pour remplir l’importante tâche de reprendre Saragosse. Fr. Carrasquer, dont le ton est généralement ferme mais mesuré, n’y va pas cette fois-ci par quatre chemins. Qu’on en juge : « Il est toujours bon de défaire les mythes. Et celui de Durruti en est un... Des comme lui, il y en eut non pas des milliers dans les milieux « cénétistes », mais des centaines. Et des plus doués que lui, non pas des centaines, mais certainement quelques dizaines. » Dont l’Aragonais Ascaso, bien sûr...
A bien examiner l’attitude de Durruti lors de cette campagne, comme nous y incite Fr. Carrasquer, on est obligé de constater, en effet, deux erreurs manifestes d’appréciation. La première fut sans doute d’avoir perdu un temps précieux en chemin au lieu de foncer sur Saragosse. La seconde, plus grave encore, d’avoir soudain cédé à la « science logistique » en confiant la direction effective de la colonne à deux militaires professionnels, Perez Farrás et Manzana, qui, en conscience, optèrent pour la guerre de positions quand seule une guerre de guérillas semblait, en la circonstance, efficace. Etrange choix de Durruti, au demeurant, car, si l’on en croit son biographe officiel, Abel Paz, il se déclarait, avant la guerre, fervent partisan des guérillas. Mais le fait est là. Durruti choisit de faire la guerre selon les lois du genre enseignées dans les académies militaires, non comme un révolutionnaire. On n’y peut rien, il accepta de jouer ce rôle. Et ce choix est aussi constitutif du second mystère de Saragosse, qui ne sera jamais reprise aux fascistes.
Dans sa très dérangeante autobiographie militante, El eco de los pasos, García Oliver sème un doute sur Durruti, un doute gravissime, proche du soupçon. Il laisse entendre que son silence du 23 juillet 1936 valait acquiescement aux partisans de la collaboration antifasciste, mais que, personnage déjà légendaire dont le nom était lié à l’idée même de révolution, il ne pouvait le dire, car il savait que l’une (la collaboration) excluait l’autre (la révolution). Ce doute, García Oliver le ressent plus intensément encore quand, au soir du 23 juillet, devant le groupe Nosotros réuni par ses soins, Durruti subordonne l’adoption d’une ligne révolutionnaire à la prise de Saragosse. Comme si l’une allait sans l’autre. Comme si, affirme García Oliver, la prise de Saragosse, hypothétique en cet instant de l’histoire, n’était finalement pour Durruti qu’une fuite en avant pour éluder la seule question du jour : la poursuite du processus révolutionnaire.
Cette réunion sera la dernière du groupe Nosotros. García Oliver en prononcera l’oraison funèbre : « Deux événements ont bouleversé fondamentalement la physionomie du groupe : le premier, c’est la mort de Paco [Francisco Ascaso] ; le second, c’est une irrémédiable division en son sein. Pour ma part, il ne me reste plus qu’à attendre la suite des événements et, dans la mesure de mes forces, à... collaborer. »
Fr. Carrasquer admet qu’« on ne peut pas discuter d’un soupçon ». Il le consigne sans le reprendre à son compte. Non par prudence, mais parce qu’il en est incapable. En revanche, il est capable d’avancer une autre hypothèse, plus terre à terre finalement, dont il s’étonne qu’elle n’ait pas été retenue par García Oliver : celle de la « bonapartisation » de Durruti, celle de son glissement progressif vers un « césarisme » de proconsul incarnant à lui seul le « peuple en armes » (« tout le peuple, écrit Fr. Carrasquer, sans distinction de couleur ni d’appartenance »). Pour ce faire, il lui fallait endosser le costume de l’antifascisme, et donc de la prudence. Ce rôle, Durruti le tint jusqu’au bout, et au-delà, comme le prouvent la quantité d’images pieuses que sa mort généra. « Nous renoncerons à tout, aurait-il dit dans un furieux accès d’antifascisme unitaire, sauf à la victoire. » Dans la lutte d’influence qui l’opposa à García Oliver, la sienne fut totale : il incarne toujours la sainteté anarchiste tandis que l’autre en est sa part maudite.
GARCIA OLIVER VERSUS DURRUTI
Une fois encore, le conditionnel « carrasquérien » n’est pas un simple jeu avec l’histoire, qui ne se refait pas, comme chacun sait. Il sert à forcer les apparences, à traquer les évidences, à révéler les repentirs, à dévoiler les retouches et à fixer les flous d’une histoire bien complexe.
A travers cette opposition entre García Oliver et Durruti (que la mort d’Ascaso n’a finalement fait qu’amplifier), Fr. Carrasquer se livre à une contre lecture d’une histoire figée dans le culte des héros. Le résultat de ses cogitations débouche sur une réévaluation raisonnée du premier au détriment du second. Raisonnée, j’insiste, car l’essai de Fr. Carrasquer fait peu de cas de la sympathie humaine que savait se gagner Durruti et qui, naturellement, incline l’analyste à la bienveillance quand il se penche sur son parcours. García Oliver, lui, cultivait le don de déplaire avec une certaine constance et sans varier. Sûr de lui, dur, il s’accommodait assez de sa réputation de « robespierriste ». Pour lui, la révolution avait bien peu à voir avec la fête ou l’entrée soudaine en Arcadie. Elle exigeait des sacrifices, du sang et des larmes. Son anarchisme (que ses ennemis qualifièrent de bolchevique) se méfiait de l’idéalisme comme de la peste. Mesurée à la seule aune des sentiments (et les anarchistes, comme chacun sait, sont de grands sentimentaux), la balance penche, bien sûr, pour Durruti. D’où la volonté affichée de Fr. Carrasquer de s’en distancer pour s’en tenir au seul langage des faits, qui sont têtus, comme disait l’autre, à condition de les regarder en face et sans jumelles déformantes. L’intérêt de sa démarche, on l’aura compris, c’est de restituer au questionnement politique une place que la subjectivité a fini par gommer. Qui de García Oliver ou des instances dirigeantes de la CNT (auxquelles se rallia rapidement Durruti) était, en juillet 1936, le plus en phase avec le peuple prolétaire et avec l’imaginaire révolutionnaire ? Le premier, tranche Fr. Carrasquer, et il ajoute : « Si García Oliver avait alors eu à ses côtés un Francisco Ascaso (et non un presque héros de légende comme Buenaventura Durruti et quelques presque intellectuels pas assez héroïques pour tirer toutes les conséquences du moment vécu), nous aurions eu en Espagne une authentique révolution sociale, ce qui ne saurait dire qu’elle aurait duré. » Car le résultat eût été presque le même. Presque, car sans « abortus provocatus », ce qui fait tout de même une grosse différence, celle qui sépare une défaite infligée d’une défaite consentie.
On trouvera dans Ascaso y Zaragoza de quoi alimenter le débat sur cette révolution espagnole empêchée par ceux-là même qui auraient dû la pousser à son terme. Il choquera pareillement les tenants de son histoire officielle que les fervents admirateurs de son récit légendé ou les hypercritiques spécialistes ès trahisons. Les uns et les autres ne manqueront pas, c’est sûr, de reprocher à son auteur de bâtir des hypothèses sur l’absence et de s’imaginer un Ascaso à la mesure de sa démonstration. Sur ces deux objections, on pourrait pourtant répondre que l’absence n’est finalement qu’une présence qui manque et que l’Ascaso que nous dépeint Fr. Carrasquer (au-delà de ce qu’il aurait pu faire ou devenir) s’accorde assez avec ce qu’il fut de son vivant, le vecteur d’une exigence révolutionnaire inconciliable avec la demi-mesure. Pour le reste, la projection imaginaire de Fr. Carrasquer n’a pas pour but, malgré l’évidente admiration qu’il voue à son personnage, de nous refaire le coup des grands hommes, mais plutôt pour ambition de traverser le miroir du réel et de s’interroger sur son revers.
On pensera ce qu’on veut des conclusions de Fr. Carrasquer, mais il sera difficile de ne pas admettre que ce « monologue intérieur », d’une percutante intelligence, est assurément un livre rare.
Note : Abel Paz, Durruti, un anarchiste espagnol, Quai Voltaire, Paris, 1993. Cet ouvrage est longuement recensé par José Fergo dans le n°1, janvier 2001, d’A contretemps.
Un entretien avec Juan García Oliver.
La rencontre avec Juan García Oliver eut lieu à Paris, en juin de l’année 1977. De passage dans la capitale pour superviser les épreuves de ses mémoires, il me fut présenté par son éditeur, José Martínez. Le premier contact eut pour cadre un restaurant de la rue de Bièvre. Là, García Oliver m’apparut comme une sorte de fantôme nimbé d’histoire. C’est que l’homme, d’abord assez froid, semblait tout droit sorti d’un arrêt sur image. Comme si, au quarantième anniversaire d’une révolution presque oubliée, un de ses principaux protagonistes avait résisté au passage du temps et à ses effets sournoisement correctifs. Etrangement, le García Oliver de ce printemps 1977 était, physique mis à part, le même que celui qui, dans les années 1930, avait fait trembler, avec un semblable aplomb, la société espagnole et (pourquoi le taire ?) quelques anarchistes et syndicalistes de renom, que son « catastrophisme » inquiétait.
Pour qui a travaillé sur le témoignage, une telle rencontre est rare, non tant parce qu’elle met en présence d’un authentique personnage (ce qui est somme toute banal quand il s’agit de la révolution espagnole), mais parce que le bonhomme que vous avez en face de vous n’a pas changé d’un poil, qu’il argumente comme si l’événement durait encore, qu’il est toujours ce qu’il était, et non ce qu’il est devenu. Cette invariance (qui, à l’évidence, peut apparaître comme un défaut dans la vie courante) représente, dans le travail de mémoire, une appréciable qualité parce qu’elle restitue la vérité d’époque, dimension psychologique comprise, à un récit qui, sans elle, n’est souvent qu’une version corrigée et embellie d’un temps définitivement révolu.
García Oliver, probablement encouragé en sous-main par son éditeur et ami, accepta sans réticence de se prêter au jeu (difficile et risqué) de l’entretien. Celui-ci eut lieu le 29 juin 1977 dans un appartement du douzième arrondissement de Paris. Pour l’occasion, García Oliver apparut batailleur, précis, sûr de lui, tranchant et quelque peu dominateur. Comme à la grande époque, disais-je.
A l’évidence, le lecteur pourra être irrité par certaines affirmations péremptoires de l’interviewé, mais, tous comptes faits, il appréciera sûrement la valeur de cette personnelle part de vérité, d’autant qu’à ce jour, cette transcription (inédite en français) constitue l’unique témoignage de García Oliver dans notre langue.
Freddy Gomez
Dans quelles circonstances as-tu commencé à militer dans le mouvement libertaire et à la CNT ?
Il faut être précis sur le sujet. Le concept de « mouvement libertaire » est très postérieur à l’époque dont nous allons parler. La CNT, en revanche, est une vieille organisation de lutte qui regroupait, alors, les syndicalistes révolutionnaires, surtout en Catalogne et plus tard dans toute l’Espagne. J’y suis entré à l’âge de 17 ans. Je travaillais dans l’hôtellerie, comme garçon de café. On venait de vivre la grève de La Canadiense, qui demeura célèbre parce qu’elle fut parfaitement menée et gagnée par le Syndicat Luz y Fuerza [électricité] de la CNT. A peu près au même moment, les garçons de café entrèrent en grève pour revendiquer de meilleures conditions de travail, déjà obtenues dans d’autres pays, et pour abolir la pratique du pourboire, que les éléments révolutionnaires jugeaient humiliante. Nous demandions un salaire ou un pourcentage, tout moins ce pourboire qui nous obligeait à remercier le client. Cela n’avait rien d’évident, car nous nous heurtions aux intérêts d’un bon nombre de garçons de café qui, grâce aux pourboires perçus en certains endroits et à condition de beaucoup travailler, percevaient, à cette époque, une rémunération parfois supérieure à celle d’un militaire de haut rang. A vrai dire, la situation n’était pas la même pour tout le monde. L’industrie gastronomique ne comprenait pas seulement les garçons de café, mais aussi les cuisiniers, les employés d’hôtel et autres. Pour unifier les revendications, nous avons dû fusionner les deux associations de défense professionnelle existantes (l’Alliance des garçons de café, à laquelle j’appartenais et qui était confédérée à l’UGT et la Concorde des garçons de café et cuisiniers, qui était autonome et apolitique) et nous avons fondé le Syndicat de l’industrie hôtelière, café et annexes. Auparavant, les associations s’entendirent sur de bonnes revendications (dont l’abolition du pourboire), mais le patronat leur opposa un refus. Il fallut donc faire grève. Comme nous n’avions pas de tradition de lutte, nous l’avons perdue. Je l’ai beaucoup regretté, mais il fallait s’y attendre. C’est à cette occasion, néanmoins, que j’ai commencé de comprendre que les réformistes de l’UGT laissaient pourrir les conflits et qu’il n’y avait d’autre façon de vaincre que l’action directe.
Etant donné la suite de ton existence, la découverte fut importante...
... Oui, d’autant que c’est également pendant cette grève qu’avec d’autres compagnons de la corporation, des jeunes, nous avons constitué un groupe anarchiste qui adhéra à la Fédération locale des groupes anarchistes de Barcelone. Cette fédération portait le nom de « Bandera negra » (Drapeau noir), qui lui venait du titre du journal qu’elle éditait. Il existait également à Barcelone une autre fédération de groupes, « Bandera roja » (Drapeau rouge). « Bandera negra » était, disons, le réceptacle classique des idées anarchistes et s’opposait au syndicalisme révolutionnaire. « Bandera roja », elle, se disait proche du syndicalisme révolutionnaire, mais elle l’était surtout du syndicalisme tout court, avec tout ce que cela suppose... J’imagine que nous reviendrons sur ce sujet au cours de notre entretien.
Comment te définissais-tu alors, comme syndicaliste révolutionnaire ou comme anarchiste ?
A dire vrai, c’est par erreur que j’ai rejoint « Bandera negra ». Notre groupe a tout simplement suivi les conseils de celui qui nous avait initiés à l’anarchisme, Ismael Rico. En réalité, à « Bandera negra », nous nous sentions totalement déplacés. Nous aurions dû intégrer, en fait, l’autre fédération, car « Bandera negra » ne s’intéressait pas du tout à la lutte ouvrière. Elle passait son temps à entretenir des relations (nationales et internationales) avec d’autres groupes et sa principale activité consistait à lire la correspondance reçue et à y répondre. Quant au syndicalisme et à la CNT, elle s’y opposait définitivement.
Il n’y avait, donc, pas d’entente possible entre les anarchistes et les syndicalistes ?
Aucune entente... Nous étions encore loin de ce qui vint après (l’anarcho-syndicalisme) et qui fut un dépassement de ce clivage. L’anarcho-syndicalisme permit à l’anarchisme de devenir partie intégrante des formations syndicalistes, qui, elles, se pénétrèrent des idées anarchistes.
Plus qu’au syndicalisme, ton nom est d’abord associé aux groupes d’action anarchistes Los Solidarios, puis Nosotros. Es-tu d’accord avec cette affirmation ?
Le sujet est très complexe. Si on ne connaît pas les circonstances dans lesquelles ces groupes furent créés, on ne comprend pas grand-chose. Il faut donc dire, comme préalable, que, juste avant la création du groupe Los Solidarios, la CNT ne fut pas loin de disparaître en tant qu’organisation. Précisons : dans la lutte qu’elle soutenait contre les patrons de Barcelone et contre les autorités gouvernementales, la CNT avait subi de très lourdes pertes. Une bonne partie de ses militants de valeur furent assassinés. Brutalement, dans la rue, à la sortie de leur travail, on leur appliquait le « délit de fuite », codifié dans la loi et qui permettait de tirer dans le dos. La situation fut si grave qu’elle entraîna de profondes modifications dans l’organisation confédérale.
C’est à cette époque que fut assassiné Salvador Seguí.
Oui. Salvador Seguí (le « Noi del sucre », comme nous l’appelions) marchait dans la rue, accompagné d’un autre compagnon, « Paronas » [Francisco Comas y Pagés]. Les deux furent lâchement assassinés le 10 mars 1923, à midi, en pleine rue. L’événement produisit un tel choc que les instances de l’organisation (fédération locale, comité régional et syndicats) se réunirent sur-le-champ (clandestinement, bien sûr) sur une petite île de la rive du Besos. Là, rassemblés par la force du désespoir, nous nous mîmes d’accord pour déclarer une guerre totale à ceux qui liquidaient à tour de bras nos compagnons. Dans le même temps, nous décidâmes de créer un comité chargé de rendre exécutive cette décision. Il faut insister sur ce point car, par la suite, certains..., disons, réformistes, ont tenté de faire croire que la CNT n’avait jamais participé à des actions terroristes et que celles-ci avaient toujours été le fait d’« irresponsables ». C’est un mensonge historique qu’il faut dénoncer. Sinon, on ne comprend pas ce qui s’est réellement passé et les phases qu’a traversées la CNT. A ce moment-là de son histoire, l’organisation a failli disparaître parce qu’elle ne pouvait défendre la vie de ses militants. Quand une organisation se trouve dans l’incapacité d’assurer la sécurité de ses militants, elle est condamnée à disparaître. J’expliquais, à l’époque, qu’il fallait aborder collectivement le problème de la défense des membres de l’organisation. Et j’ajoutais : il ne s’agit pas de répondre à des attentats par d’autres attentats en une sorte de théâtre tragique où la classe ouvrière serait spectatrice, mais de provoquer la révolution en la faisant participer.
La CNT s’est donc rendue à ces arguments...
A ce moment-là de son histoire, la CNT a compris qu’il fallait opter pour la méthode de l’attentat, mais pas n’importe lequel, l’attentat dirigé contre les hautes sphères de l’Etat espagnol, l’attentat pour promouvoir la révolution. C’est dans ce but que fut mise sur pied une commission exécutive, composée d’Angel Pestaña, de Juan Peiró, de Camilo Piñon et de Narciso Marco. Elle décida de chercher un accord avec Alejandro Lerroux et Marcelino Domingo, politiciens radicaux qui se prétendaient révolutionnaires. En cas d’échec, l’exécutif organiserait un attentat. Et c’est ce qui arriva. Il fut rapidement évident que les républicains ne participeraient à aucune tentative révolutionnaire. La CNT se retrouva donc parfaitement isolée face à la répression. Au même moment, un grand nombre de militants, les plus armés intellectuellement, ceux qui avaient été proches de Salvador Seguí, s’en éloignèrent. Ce fut une grande perte. La CNT se retrouva alors peuplée de jeunes, qui, seuls, devaient faire face à la lutte. A dire vrai, la commission exécutive ne trouvait pas grande coopération, du côté des syndicalistes révolutionnaires, pour mener à bien ses plans d’action directe et d’attentats au sommet. C’est pourquoi, connaissant ma réputation d’homme d’action, elle s’est adressée à moi pour organiser un groupe de combat. J’ai accepté. C’est ainsi qu’est né le groupe Los Solidarios, d’une demande de la CNT.
Avec quels objectifs ? Quelles furent les premières actions du groupe Los Solidarios ?
Les objectifs du groupe étaient définis par la commission exécutive. Ils étaient très ciblés. C’est au sommet que nous voulions frapper. Il faut bien reconnaître qu’aucun de ces objectifs n’a été atteint par Los Solidarios. Une des premières actions entreprises fut la liquidation du cardinal Soldevila, une figure notoire de la réaction espagnole. De passage à Saragosse, Francisco Ascaso, Aurelio Fernández et Torres Escartín en décidèrent, seuls, sans consulter ni l’organisation ni même les autres membres du groupe. Par la suite, en se rendant à León, deux autres membres du groupe liquidèrent José Regueral, ancien gouverneur de Bilbao. Il s’agissait là encore d’un objectif non programmé et décidé sans consultation. Ce genre d’action posa problème et suscita des reproches de la part des membres de l’exécutif. Ils n’avaient pas tort. L’exécution du cardinal Soldevila avait provoqué une situation réellement alarmante et les risques d’un coup d’Etat directement dirigé contre nous se précisaient. C’est dans ces circonstances que fut décidée la dissolution du groupe. J’ai pleinement approuvé cette décision car j’étais en désaccord avec le type d’actions entreprises par le groupe.
Le groupe Los Solidarios a donc cessé d’exister comme il avait été créé, sur décision de l’organisation.
Oui. Nous étions à l’aube du coup d’Etat de Miguel Primo de Rivera. La répression devenait très forte. Les membres du groupe se sont dispersés. Les uns furent jetés en prison, les autres partirent pour l’étranger. A l’avènement de la République, le groupe n’existait plus. J’irai même plus loin : non seulement nous n’existions plus comme groupe, mais Durruti et Ascaso s’étaient rapprochés d’un certain réformisme. Je me suis retrouvé seul à penser, alors, qu’il fallait repartir de zéro et se doter d’une organisation capable d’affronter la situation de façon révolutionnaire. Fort heureusement, Durruti et Ascaso se ressaisirent vite. A quelques-uns (parmi lesquels Juanel, Arturo Parera, Gil Luzbel, José Castillo, Barberillo), nous avons décidé de reprendre à grande échelle l’activité révolutionnaire. Ainsi, quinze jours après la proclamation de la République, la manifestation du 1er mai 1931 se termina en meeting révolutionnaire et elle se prolongea par l’assaut du Palais de la Généralité de Catalogne. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’apparurent pour la première fois des drapeaux noir et rouge...
Pour la première fois ?
Oui. Ce drapeau symbolisait la jonction du syndicalisme et de l’anarchisme. Ce point mérite d’être approfondi. C’est à la mort de Seguí que l’union entre syndicalistes et anarchistes fut réalisée, spontanément pourrait-on dire, sans qu’elle ne fût négociée. Le concept d’anarcho-syndicalisme vient de là. Auparavant, il n’était jamais employé. Avec la mort de Seguí, la situation devint si grave que, naturellement, les activités anarchistes et syndicalistes se fondirent, provoquant la disparition des fédérations « Bandera roja » et « Bandera negra ». Cette fusion fut totale, sans accord préalable d’un congrès ni de quoi que ce soit. Chacun comprit qu’il fallait faire du neuf, inventer de nouvelles formes de lutte, ce que nous avons fait. Les réformistes n’étaient plus un obstacle à la lutte révolutionnaire. Il est vrai que, pendant huit ans, l’activité proprement dite de l’organisation fut paralysée par la dictature. Elle retrouva son essor avec la République. Le drapeau noir et rouge, c’était cela, le symbole d’une nouvelle époque où fusionnaient l’anarchisme et le syndicalisme. Ce concept d’anarcho-syndicalisme, je l’avais soutenu devant les membres de la CNT et les anarchistes espagnols émigrés en France pendant la dictature. Lors de mon passage à Paris, j’avais défendu l’idée de l’alliance entre l’anarchisme et le syndicalisme. Pour moi, les anarchistes seuls ne pouvaient pas faire la révolution. Quant à certains syndicalistes, leurs conceptions les en éloignaient beaucoup. La seule perspective possible, c’était la fusion des uns et des autres et l’adoption du concept d’anarcho-syndicalisme.
Dans l’histoire du mouvement libertaire espagnol, tu resteras sûrement comme l’introducteur d’un certain révisionnisme en matière d’anarchisme. Sur deux points essentiels (la question de la prise du pouvoir et celle de l’armée révolutionnaire), tu étais même franchement à contre-courant des schémas classiques de l’anarchisme traditionnel. Qu’en penses-tu ?
Voyons cela... Si nous adoptons un point de vue strictement anarchiste, mes positions en matière de prise du pouvoir ou de formation d’une armée révolutionnaire seraient absurdes. Si nous adoptons un point de vue syndicaliste révolutionnaire, elles étaient logiques. Il faudra bien définir, un jour, précisément le concept d’« action directe », qui est consubstantiel au syndicalisme révolutionnaire. Certes, Anselmo Lorenzo a assimilé en son temps l’action directe à la grève et au sabotage, mais la définition est restrictive. Le concept d’action directe est, en fait, très clair : c’est la seule méthode qui puisse assurer le triomphe de la classe ouvrière en tant que classe. Pour ce faire, il faut qu’elle l’étudie, qu’elle la pratique et qu’elle en assume toutes les conséquences. L’alternative est la suivante : ou, à travers l’action directe, la classe ouvrière s’émancipe comme classe ou elle sera réduite pour toujours à une forme d’esclavage plus ou moins bien rémunéré. Autrement dit, soit elle accepte d’être traitée (économiquement et politiquement) comme une classe inférieure soit elle s’organise en syndicat et pratique l’action directe. Celle-ci peut d’ailleurs varier selon les circonstances. J’ai connu, par exemple, l’époque des années 1920 où les syndicalistes de Barcelone pratiquaient la « censure rouge ». La presse bourgeoise publiait une telle quantité d’articles diffamatoires sur les syndicalistes qui se défendaient les armes à la main contre les tueurs du patronat que la CNT décida de pratiquer la « censure rouge ». C’était simple : les ouvriers du Livre syndiqués à la CNT se chargeaient de censurer ce qu’ils jugeaient diffamatoire. Ce type de pratique n’eut pas l’assentiment de l’anarchiste Federico Urales, un libéral plus ou moins radicalisé qui a toujours confondu le libéralisme avec l’anarchisme... Il alla jusqu’à dénoncer la « censure rouge » comme anti-anarchiste dans un journal de Madrid... Nous voilà au cœur du problème. Dans la lutte qu’ils mènent pour leur victoire en tant que classe, les travailleurs décident eux-mêmes des formes de l’action directe. Nous sommes dans une logique d’affrontement de classe. Ces formes de lutte ne sont pas 100 % anarchistes, elles sont 100 % syndicalistes révolutionnaires. Le concept d’anarcho-syndicalisme, c’est la recherche d’une adéquation possible entre ces formes de lutte de classe et l’anarchisme, en sachant que le syndicalisme révolutionnaire est au service du prolétariat alors que l’anarchisme est une variante de l’humanisme.
Revenons-en au groupe Los Solidarios... J’aimerais que tu me parles des principaux protagonistes du groupe.
Je les ai tous connus au Syndicat du bois de Barcelone, qui avait un café où se retrouvaient les compagnons provenant de diverses régions d’Espagne. Tout jeune homme impétueux désirant participer à la lutte venait alors à Barcelone. Tel fut le cas des frères Ascaso. L’un deux, l’aîné (Domingo), dut par la suite se réfugier en Belgique pour avoir appartenu au groupe qui exécuta Espejito, un commissaire de police qui s’était particulièrement distingué dans la répression anti-ouvrière. Francisco, son frère, possédait une excellente formation intellectuelle. Buenaventura Durruti, lui, venait du nord de l’Espagne. Il était mécanicien. Au café du Syndicat du bois, j’ai également rencontré Alfonso Miguel (très bon ébéniste), Miguel García Vivancos (du Syndicat de l’alimentation), Ricardo Sanz, qui était métallo, et Aurelio Fernández, ajusteur. Quand est venu le temps de créer un groupe d’action, je les ai contactés un par un pour leur demander d’en faire partie. Les uns et les autres ne surent jamais que je représentais la commission exécutive de la CNT et que le groupe Los Solidarios était né de sa décision. Ils ignorèrent que la formation de ce groupe répondait à un dessein précis et qu’il devait couvrir des objectifs concrets. Les membres des Solidarios ont toujours cru qu’ils formaient un groupe d’affinité.
Au lendemain de l’instauration de la République, la CNT va se diviser durablement sur la question du « trentisme ». Quelle est ton analyse de cette période ?
Il faut d’abord expliquer ce que fut le « trentisme »... La longue période de la dictature avait entraîné un engourdissement de la mentalité révolutionnaire des militants historiques de la CNT. Le même phénomène d’ailleurs s’était produit avec les chrétiens des Catacombes : leurs évêques, fatigués des persécutions, finirent par négocier avec l’empereur le passage du christianisme de religion de persécutés à religion officielle d’un empire. Une fois fait, ils modifièrent les Evangiles pour les adapter à la nouvelle réalité historique... A la CNT, il faut bien reconnaître qu’il en alla un peu de même. En participant aux côtés des républicains et des socialistes à la Convention dite de Saint-Sébastien durant la dictature, Pestaña engagea la CNT sur la voie du compromis, puisqu’il convint, en son nom, de la nécessité politique de défendre et de soutenir la République contre la monarchie. Dans mon esprit, cette position était incompatible avec l’esprit révolutionnaire de la CNT. Aucun compromis de ce type ne devait lier la CNT aux républicains et aux socialistes. Il y avait du renoncement dans cette démarche de Pestaña. C’est pourquoi je pensais que les vieux leaders historiques de la CNT devaient être déplacés et remplacés par des jeunes. C’est le « trentisme », qui ne fut rien d’autre qu’une régression vers le réformisme, qui en fournit l’occasion. Le Manifeste des « trente » n’apportait rien de neuf. Il se contentait de théoriser l’idée (réformiste, j’insiste) que la classe ouvrière manquait encore des capacités nécessaires pour prendre en main sa destinée. Quand on pose la question sociale en ces termes, on a une conception pétrifiée de la lutte. Pour ce qui est des révolutionnaires de l’époque (les anarcho-syndicalistes), il ne s’agissait pas tant de s’interroger sur la capacité de la classe ouvrière que d’avancer le plus loin possible dans son projet émancipateur.
Quel fut ton rôle dans ce débat entre « trentistes » et révolutionnaires ?
Il n’y eut pas de débat à proprement parler...
Tu t’es quand même exprimé, y compris par écrit, quand a paru le Manifeste...
Je me suis plutôt tenu à l’écart de la polémique proprement dite... Je pensais simplement qu’il fallait en sortir, aller de l’avant, déplacer les « trentistes » des postes dirigeants de l’organisation.
Revenons un peu en arrière... On a dit qu’on pouvait établir quelque analogie entre tes conceptions politiques et la Plate-Forme d’Archinov. Or, en 1925, tu étais à Paris. As-tu eu l’occasion, alors, de connaître les thèses énoncées dans la Plate-Forme ? Eurent-elles une influence directe sur votre action ?
Non, aucune. Il ne faut pas chercher à établir des convergences qui n’existent pas. Archinov s’est contenté de tirer des leçons de l’expérience révolutionnaire russe. Nous, nous avons sûrement procédé de même par la suite, mais sans que ses thèses n’exercent la moindre influence sur nous, pour la bonne raison que nous ne les connaissions pas vraiment, même si j’étais au courant des frictions que ce débat suscita chez les anarchistes russes. J’étais, je le répète, un militant révolutionnaire qui tirait sa principale source d’inspiration du prolétariat de Barcelone. La révolution russe n’entra pour rien dans mes choix ; l’« archinovisme » non plus.
La FAI fut créée en 1927. Comment as-tu accueilli la nouvelle de sa fondation ?
J’ai appris l’existence de la FAI en 1931, à ma sortie de prison, où j’étais enfermé depuis 1925. Avant, je n’en savais rien... La FAI était très faible alors. A Barcelone, on dénombrait trois ou quatre petits groupes anarchistes qui avaient formé une fédération locale. Très peu de chose. En réalité, la FAI ne fut jamais une force très significative. Quand on raconte que la FAI exerçait le pouvoir sur la CNT, on fait preuve d’une très grande ignorance. La FAI n’a jamais exercé aucune influence sur la CNT.
Tu étais partisan d’une organisation spécifique ?
La question ne se posait pas. La FAI existait, comme, avant elle, avaient existé des groupes anarchistes. Il n’y avait donc pas à débattre de leur existence. Ils étaient là. Ce n’est qu’à partir de la scission « trentiste » que le débat sur l’organisation spécifique prit de l’importance, et il en prit parce que les « trentistes » se servirent de l’antifaïsme comme d’un prétexte pour justifier leur position réformiste.
Avec la République, le groupe Los Solidarios renaît sous la forme du groupe Nosotros.
Pas immédiatement. Les anciens du groupe Los Solidarios maintenaient des relations entre eux, se réunissaient parfois, mais à titre individuel. Fin 1933, le comité local de la FAI de Barcelone demanda à Ascaso, Durruti et Aurelio Fernández de constituer un groupe de la FAI. Gregorio Jover, Antonio Ortiz et moi-même étions en prison à la suite du mouvement révolutionnaire de janvier 1933. Ascaso est venu nous informer de la décision de former le nouveau groupe, et de son titre : Nosotros. Nous avons acquiescé.
Vous étiez tous membres de la FAI ?
Absolument pas. Ce serait une erreur de penser cela. Il serait même plus juste de dire qu’aucun de nous n’était à la FAI...
... mais, c’est incompréhensible. Pourquoi la FAI vous demandait de former un groupe si vous n’en faisiez pas partie ?
Cela tenait aux relations personnelles, aux contacts individuels que nous avions les uns avec les autres. Mais nous n’étions pas à la FAI. Fin 1933, nous avons donc constitué le groupe Nosotros en sachant parfaitement ce qu’était la FAI. Je n’étais d’ailleurs pas, personnellement, partisan de la FAI. Je la considérais comme une organisation à prétention dirigeante qui, en fait, ne dirigeait rien. On avait admis à la FAI des groupes qui n’avaient ni l’esprit de « Bandera negra » ni celui de « Bandera roja » ; ils développaient plutôt une mentalité de clan. Je pense à la famille Urales ou au groupe de Diego Abad de Santillán et Fidel Miró. L’une et l’autre tentaient, à travers la FAI, d’exercer un contrôle sur la CNT... A ma sortie de prison, la FAI m’a d’ailleurs fait un procès...
Pourquoi un procès ?
En prison, il m’arrivait souvent de faire des conférences. Un jour, à l’occasion d’un débat, des compagnons déplorèrent le fait que des journaux bourgeois avaient diffamé des révolutionnaires des Asturies en les accusant d’avoir violé une jeune fille. Au cours du débat, j’ai exprimé mon point de vue sur ce que j’entendais par révolution sociale. Pour moi, elle était avant tout explosion, rupture, débordement de tous les cadres : juridique, politique, économique, militaire, familial, etc. J’ajoutais que, livrée à elle-même, la révolution partirait comme une flèche, à l’infini, et que l’infini pouvait aboutir à la folie. Le rôle du révolutionnaire conscient consistait donc à la canaliser, à inventer de nouveaux freins, à définir un nouveau concept de la famille, de l’économie, de la justice. Arrivait alors l’heure où le révolutionnaire conscient devait devenir non pas contre-révolutionnaire, mais réactionnaire, c’est-à-dire qu’il devait être capable de réagir contre la rupture des freins pour organiser le communisme libertaire. Voilà. On n’a pas manqué d’informer la fédération locale de la FAI des conceptions que j’avais exposées, en m’accusant de faire du déviationnisme marxiste. A ma sortie de prison, j’ai appris que la FAI devait traiter de mon cas, en mon absence. Je n’avais jamais assisté à une réunion de la FAI auparavant, mais celle-là, bien sûr, je ne voulais pas la rater. Je me suis donc présenté à la rédaction de Tierra y Libertad pour exiger le droit de participer à cette réunion. On me l’a finalement accordé. Les participants à la réunion ont rapidement jugé que je ne méritais aucun blâme, mais l’impression que j’ai tirée de ce faux procès, c’est que les présents n’avaient pas plus d’idée de ce qu’était le marxisme que l’anarchisme. En pleine guerre d’Espagne, alors que nous avions quitté le gouvernement, Santillán, qui fut alors l’un de mes accusateurs, écrivit un livre, Por qué perderemos la guerra (dont le titre fut modifié ensuite en Porque perdimos la guerra). Les deux versions du livre de Santillán sont très différentes l’une de l’autre. Pour ma part, je retiens que, dans la première, il me donne, a posteriori, raison sur ma conception de la révolution et du rôle des révolutionnaires conscients. Etrangement, cette appréciation disparut de la seconde version du livre.
Comment as-tu vécu Octobre 34 ?
A l’époque je me trouvais à Madrid, où, nommé par l’organisation, j’occupais des fonctions de rédacteur au journal CNT. Je formais équipe avec Liberto Callejas, Horacio M. Prieto, Lucia Sanchez Saornil et José Ballester, un bon camarade que les fascistes assassineront plus tard. A la rédaction de CNT, ma tâche était double : d’une part, faire campagne pour élargir à nos camarades emprisonnés l’amnistie très restrictive accordée par Lerroux ; d’autre part, trouver des moyens pour que le journal ne soit plus l’objet de saisies régulières de la part des autorités...
... et tu les as trouvés ?
J’étais partisan de supprimer les adjectifs et s’en tenir aux substantifs. Nous étions des journalistes improvisés et les articles que nous rédigions alors étaient bourrés de qualificatifs souvent injurieux. Les autorités y trouvaient matière à nous saisir, parfois quotidiennement, et donc à nous étrangler financièrement.
Tu es donc à Madrid quand éclate Octobre 34 aux Asturies...
Oui... Il y a avait alors deux conceptions de la révolution : celle des Catalans, portée par les anarcho-syndicalistes, et celle des Asturiens, plus proche des communistes. Le fameux « UHP » asturien ne fut pas cette merveille d’unité et de fraternité qu’on nous a si souvent décrite. De mon point de vue, les « cénétistes » des Asturies (qui étaient partisans de l’alliance ouvrière avec l’UGT) furent manipulés, en octobre 1934, par les socialistes et les communistes. Le mouvement révolutionnaire fut décrété par eux seuls. De fait, ils mirent la CNT devant le fait accompli et, de la même façon, ils suspendirent le mouvement sans l’informer davantage. José María Martínez perdit la vie dans cette aventure, et ce fut une grande perte pour la CNT, car c’était un militant de très grande valeur. Il s’était résolument engagé dans la stratégie d’alliance ouvrière avec l’UGT. Sa mort (avec celle de Durruti, mais nous y reviendrons) entre, pour moi, dans cette catégorie des « cent morts du héros ». Notre histoire est semée de morts dont nous ne connaissons pas les circonstances précises. Ce mystère a contribué à leur légende, forgée par le peuple.
Cet élan unitaire et révolutionnaire aux Asturies en octobre 1934 n’aurait donc été qu’un mythe...
... On ne doit jamais aller à la remorque des socialistes ou des communistes. On peut passer avec eux des alliances ponctuelles ou de circonstance, mais pas davantage... Le mouvement d’octobre 1934 n’était pas un mouvement révolutionnaire : il s’inscrivait dans la stratégie antigouvernementale des socialistes, qui venaient d’être défaits aux élections. Nous n’avions rien à voir là-dedans. J’avais élaboré à l’époque une sorte de théorie, que j’appelais « du pendule ». L’important (et nos choix tactiques en dépendaient) était de faire en sorte que la République bourgeoise ne se consolide pas, qu’elle soit en crise permanente. A l’autre bout de l’échiquier politique, on avait également fait ce choix tactique. Il y avait eu la tentative de coup d’Etat du général Sanjurjo à Séville, en 1932. D’un côté, nous, qui ne voulions pas d’une République bourgeoise et luttions pour la révolution sociale et le communisme libertaire ; de l’autre, la réaction, qui luttait pour la restauration de ses privilèges. C’était ça le pendule, un coup à gauche, un coup à droite... Octobre 34 s’inscrivait dans une autre logique : les socialistes, qui étaient républicains, avaient été au pouvoir et l’avaient perdu dans les urnes. Il était absurde, d’un point de vue révolutionnaire, de les seconder dans leur tentative pour le récupérer, comme il était absurde de croire qu’ils étaient soudain devenus « faïstes ». Déjà, en décembre 1933, le problème s’était posé. Après leur défaite électorale de novembre, à laquelle nous avions fortement contribué, les socialistes s’étaient ralliés à l’idée de grève générale, à Saragosse, contre la prise de fonctions de la droite. Ma position fut très claire alors : nous ne devions agir qu’en fonction de nos propres intérêts et selon notre propre tactique. C’était à nous, et à nous seuls, de diriger la révolution. Nous ne devions être à la remorque de personne.
Tu as joué un rôle déterminant pendant l’important congrès de la CNT, qui s’est tenu à Saragosse en mai 1936. Quelle était l’ambiance du congrès ? Quels thèmes ont été débattus ? Le congrès a-t-il apporté, d’après toi, des réponses concrètes aux problèmes de l’heure ?
Le congrès de Saragosse n’avait pas pour principal objectif de penser concrètement la révolution, même si Horacio M. Prieto, alors secrétaire du comité national, avait eu la bonne idée de faire en sorte que les structures syndicales de la CNT précisent, de façon constructive, ce qu’elles entendaient par « communisme libertaire » et qu’elles en débattent. J’avais apprécié l’initiative, au point de participer (aux côtés d’Alfonso Miguel, je crois, de Ricardo Sanz et de Juan Montserrat) à la commission d’élaboration du « concept de communisme libertaire » de mon syndicat et d’en être le rapporteur au congrès. D’expérience, cependant, je savais que les congrès de la CNT se déroulaient toujours de la même façon. Par une sorte de loi physique incontournable, on s’y trouvait fatalement en présence de trois tendances : une de gauche, une du centre et une de droite. Quand, comme à Saragosse, le congrès se trouve confronté à une large palette de positions (ici sur la définition du « communisme libertaire »), il doit trouver une position commune unificatrice et acceptable par tous. C’est ce qui s’est passé. Le congrès de Saragosse a abordé une question fondamentale, mais elle ne l’a pas résolue. L’autre aspect important de ce congrès, c’est qu’il a permis de résoudre le problème de la division interne entre les syndicats d’opposition et la CNT.
Effectivement. A vrai dire, le terrain avait été bien préparé par Horacio M. Prieto. Avant le congrès, nous nous étions vus à Barcelone et il m’avait demandé d’établir des contacts avec Juan Peiró et Manuel Mascarell, militants influents des syndicats d’opposition, c’est-à-dire des « trentistes ». Ce que j’ai fait. J’ai reçu de leur part l’assurance que, si nous les invitions au congrès et que nous leur proposions l’unité, ils accepteraient de rejoindre les rangs de la CNT. C’est même moi qui fus chargé de présenter, au congrès de Saragosse, la motion d’unité. Elle fut approuvée et, sur-le- champ, le problème fut réglé, ce qui était une très bonne chose car la situation de division interne nous affaiblissait considérablement à la veille d’échéances que nous savions importantes.
Comment s’est passée cette négociation avec Peiró ?
J’étais alors, je crois, en position de force face à Peiró. Le principal reproche que nous avaient fait les « trentistes », c’était d’être des révolutionnaires impulsifs, eux se prétendant réfléchis. Cela ne les avait pas empêchés, pourtant, de tomber dans le piège que leur avaient tendu Companys et les catalanistes en octobre 1934. Nous, les « impulsifs », non... Nous y avions résisté. Le « réfléchi » Peiró avait marché du même pas que Companys, pour faire la révolution que voulait faire Companys. L’un et l’autre avaient été vaincus. Cet événement, bien évidemment, changea la donne, parce qu’après ça, il était difficile aux « trentistes » de passer pour des révolutionnaires réfléchis. Peiró s’est d’ailleurs rendu compte de son erreur, que je n’ai pas manqué, bien sûr, de lui rappeler à cette occasion.
Le congrès de Saragosse a également débattu de la nécessité, pour la CNT, de former un appareil militaire de défense, sujet sur lequel tu avais une opinion bien tranchée.
J’étais partisan de la formation d’une organisation armée, et sans attendre. Il s’agissait, en fait, de faire que les autres régions se dotent des mêmes cadres de défense confédéraux que ceux que nous avions à Barcelone. Rien de plus. Malheureusement, on n’entend pas toujours ce qu’on devrait entendre. Alors que j’étais à la tribune en train de défendre cette position et d’expliquer qu’il fallait nous préparer militairement à un affrontement qui ne tarderait pas à venir, Cipriano Mera, excellent camarade du bâtiment de Madrid au demeurant, s’est écrié depuis la salle : « Que García Oliver nous dise de quelle couleur il souhaite les uniformes ! » Ce qui est drôle, c’est que le même Mera fut, par la suite, l’un des premiers à accepter la militarisation des milices et, par conséquent, le port obligatoire de l’uniforme militaire.
Si tu devais caractériser ce congrès de Saragosse, comment le définirais-tu en peu de mots ?
J’avais assisté précédemment à deux autres congrès nationaux de la CNT : la conférence nationale de Saragosse de 1922 (qui remplaça un congrès qu’il nous fut impossible d’organiser) et le congrès de Madrid de 1931, peu après l’instauration de la République. Du point de vue des intentions, celui de mai 1936 fut sans doute le plus important.
Nous arrivons au soulèvement militaire de juillet 1936. Comment as-tu vécu les événements ?
Cela peut paraître présomptueux, mais je les ai vécus comme je m’attendais à les vivre. Les membres du Comité de défense confédéral de la CNT de Catalogne se sont opposés au soulèvement militaire exactement comme ils avaient prévu de le faire. Nous savions par avance comment les factieux opéreraient. Ils n’étaient pas trop imaginatifs, d’ailleurs, dans la technique du coup d’Etat. Eux, en revanche, nous connaissaient mal. Ils pensaient qu’il s’agirait d’une balade militaire, sans vraie résistance de notre part, comme d’habitude. Leur ignorance, c’était notre point fort. La nouveauté, c’était qu’il existait une force bien organisée (les cadres de défense) décidée au combat.
Concrètement, comment cela s’est-il passé ?
Plusieurs casernes avaient été récemment ouvertes par les autorités. Elles formaient une sorte d’éventail et dominaient les quartiers ouvriers excentrés de la ville. Un des problèmes qui se posaient à nous était le suivant : fallait-il laisser sortir les militaires des casernes ou pas ? L’autre problème, c’était celui de la grève générale. Fallait-il y appeler ou pas ? Dans mon esprit, il ne fallait pas, d’abord parce que son degré d’efficacité, dans tous les cas, est contestable, et, ensuite, parce qu’elle aurait mis la puce à l’oreille des insurgés. L’idéal, de mon point de vue, c’était que les travailleurs soient dans la rue sans qu’il y ait d’appel à la grève générale. Nous avons finalement donné deux mots d’ordre : d’une part, laisser les troupes sortir des casernes pour éviter que celles-ci ne se transforment en bastions et, d’autre part, dès qu’elles sortiraient, actionner les sirènes des usines textiles et des bateaux stationnés dans le port, comme arme psychologique. C’était un pari. Nous pensions que, si aucun signe de notre part ne les faisait douter de leur victoire, les troupes n’auraient aucune raison d’être surarmées. Le pari fut gagné. Attaqués sur leurs arrières, les militaires furent surpris et rapidement affaiblis. Manquant de munitions, ils se rendirent peu à peu. Le seul événement qui n’était pas prévu, ce fut l’attitude de Goded, le chef de la rébellion à Barcelone. Voyant que la situation était désespérée, le général Goded demanda à parlementer avec Companys, le président de la Généralité, pour se rendre aux autorités et signer un cessez-le-feu. Le problème, c’est que la seule autorité légitime, alors, était le Comité de défense confédéral de la CNT, et non la Généralité. Nous avons donc décidé de continuer la lutte jusqu’à la déroute définitive des insurgés. La décision fut prise place du Teatro, sous un camion, par le comité. Voilà comment ça s’est passé. En gros, sans surprise.
Ton récit n’accorde aucune place à ladite spontanéité des masses...
Elles nous ont suivis. La « gymnastique révolutionnaire » supposait que les cadres de défense soient les premiers à se battre et à courir les risques. Là était la différence avec les pseudo-révolutionnaires qui pratiquaient la méthode « armons-nous et partez ». En voyant descendre les dirigeants de la CNT de Pueblo Nuevo vers le centre ville, la classe ouvrière a compris que, cette fois-ci, l’heure de la révolution avait réellement sonné. A Saragosse, en revanche, ils ont fonctionné « à l’ancienne » : le comité de grève a appelé à la révolution et s’est planqué dans une cave. Comme c’était normal, il n’a pas été suivi.
Le 20 juillet a lieu la célèbre rencontre avec Companys. Comment s’est-elle passée ?
Une fois les combats terminés, Companys s’est adressé au comité régional de la CNT, qui a désigné une délégation. Comment s’est passée la rencontre ? Nous avons écouté les propositions de Companys et nous nous sommes retirés pour en discuter.
Quel était ton point de vue personnel sur la situation à ce moment précis ?
J’étais plus que jamais partisan de faire la révolution totale. Sans demi-mesures. Il était clair, pour moi, que Companys voulait nous transformer en gardiens de la sécurité. Le Comité des milices n’était pour lui qu’un commissariat de police. Nous avions combattu pour la révolution et nous y étions. Il fallait aller de l’avant.
Dans un plénum de fédérations locales du Mouvement libertaire de Catalogne célébré, je crois, fin août, tu aurais, d’après le récit de C. M. Lorenzo..., indiqué le choix suivant : « Ou nous collaborons ou nous imposons la dictature. »...
Je constate que tu sautes un chapitre très important de cette histoire. Cela ne m’étonne pas, d’ailleurs, car il est souvent omis, ce chapitre. Par Peirats..., par César Lorenzo et par d’autres. Avant cette réunion dont tu parles, il y eut un plénum régional de fédérations locales (de la CNT, de la FAI et de la FIJL) qui eut lieu le 23 juillet et fut décisif. On y étudia la situation en Catalogne au lendemain de notre victoire. J’y ai fait la proposition d’instaurer le communisme libertaire et, pour ce faire, de prendre tout le pouvoir... Elle a été rejetée par le plénum. Il faut que cela soit connu de tous. A l’exception d’un seul délégué, le mouvement libertaire (CNT-FAI-FIJL) a refusé, le 23 juillet 1936, de prendre les choses en mains et d’instaurer le communisme libertaire. Après avoir pris cette décision, il n’a fait que céder du terrain.
Comment expliques-tu ce choix et le fait que tu te sois retrouvé complètement isolé ?
La CNT a été victime d’un phénomène d’auto-paralysie... Elle avait été jusque-là un mouvement constamment ascendant, elle avait surmonté toutes les épreuves, même les plus tragiques. Or voilà que, quand elle est à son zénith (et que la révolution est à portée de main), elle freine et, ce faisant, elle saute du train de l’histoire, par le même effet que provoquerait un coup de frein d’une fraction de seconde dans la rotation de la Terre. Nous payons aujourd’hui encore les conséquences de ce coup de frein que supposa l’accord du plénum du 23 juillet. En refusant d’aller de l’avant, au prétexte que l’heure n’était pas au communisme libertaire, il a mis un terme au mouvement ascendant de notre organisation. Il l’a paralysé.
Mais plus concrètement, comment cela s’est-il passé ? Qui a freiné ?
Le principal artisan de ce coup de frein fut Santillán, au prétexte que la flotte anglaise menaçait Barcelone. Je me souviens lui avoir répondu : « Nous n’avons pas le droit d’en rester là quand 400 compagnons sont morts à Barcelone pour que vive la révolution. » Je me suis battu pour défendre la seule position conséquente. Je l’ai fait en mémoire de nos luttes passées, pour l’honneur des militants que je fréquentais depuis l’âge de 17 ans et qui refusaient les compromis et en pensant aux combattants que nous venions de perdre. Mais j’ai été battu et je me suis plié à la décision du plénum. A partir de ce moment-là, l’histoire de la CNT est l’histoire d’une chute. Les plénums qui suivront celui du 23 juillet ne marqueront, les uns et les autres, que de nouvelles étapes de cette chute. J’en donne de multiples exemples dans mes mémoires, des choses dont ne parle jamais Peirats. Ainsi, quant à la suite d’une plainte générale contre la paralysie des activités sur le front d’Aragon, on en est presque arrivé à demander la destitution de Durruti et son remplacement par Jover, mon intervention a permis de maintenir Durruti en place. Dès lors, j’avais cessé d’être un révolutionnaire intransigeant, j’étais devenu un conciliateur.
Tu veux dire que, passé le plénum du 23 juillet, tu pensais qu’il n’y avait plus rien à faire ?
Un temps, j’ai cru qu’à travers le Comité des milices, j’allais pouvoir créer un pôle révolutionnaire qui, le cas échéant, pourrait servir à repartir de l’avant. Mon idée était qu’il fallait, en concentrant le maximum de pouvoirs au Comité des milices, se tenir prêt pour le jour où l’organisation se rendrait compte qu’elle avait fait fausse route. Ce jour n’est pas venu. Nous sommes entrés dans une logique de compromis. Malgré cela, j’ai toujours fait en sorte que l’organisation reprenne le débat du 23 juillet et adopte une ligne révolutionnaire...
... de prise du pouvoir ?
Il n’y avait d’alternative que celle-là : ou nous collaborions à un gouvernement sans le contrôler ou nous assumions la totalité des pouvoirs. La différence est de taille. Quitte à gouverner, il valait mieux que la CNT s’en charge seule. Elle aurait pu prendre le pouvoir, nommer un gouvernement et établir une collaboration avec les autres forces de gauche. C’est ainsi qu’a fonctionné le Comité des milices. Nous le dirigions. Rien à voir avec ce qui s’est passé par la suite, lorsque nous sommes entrés au gouvernement en position d’infériorité.
Quand tu parles de prise du pouvoir, penses-tu que la CNT en avait matériellement les moyens ? Son implantation était très différenciée d’une région à l’autre. En Catalogne, c’était peut-être possible de défendre une ligne maximaliste, mais ailleurs non.
J’ai toujours cru au rôle des minorités agissantes. Ce sont elles qui tracent le chemin. Si l’on suit ton raisonnement, il n’y avait donc qu’une seule issue pour la CNT catalane : devenir réformiste. Partant de l’hypothèse que les autres régions n’avaient pas les mêmes capacités que la Catalogne, la CNT de Catalogne ne devait alors rien entreprendre et se contenter de patienter. Patienter combien d’années ? Je ne dis pas que ton raisonnement soit infondé, mais, poussé à bout, il légitime le réformisme. Moi, j’étais partisan d’aller de l’avant, de le tenter du moins.
Mais, du point de vue de la doctrine, cette prise du pouvoir non plus n’allait pas de soi, non ?
Il revenait à la CNT de faire la démonstration qu’elle était capable de prendre le pouvoir sans instaurer de dictature. Sa force reposait sur ses capacités collectives. Pourquoi devions-nous, par nécessité, courir à l’échec en exerçant le pouvoir ? Penser cela, c’était manquer de confiance envers nos idées. Les anarchistes croient en l’homme. C’est une différence essentielle avec les marxistes. En Espagne, le syndicalisme avait divulgué l’idée anarchiste depuis des lustres. L’heure était venue de savoir de quoi nous étions capables. Aujourd’hui, nous analyserions nos erreurs, nous réviserions nos postulats, mais nous n’en serions plus à nous demander s’il fallait ou non franchir le pas, c’est-à-dire faire la révolution.
Pourquoi, constatant que ta position était minoritaire, ne t’es-tu pas franchement opposé aux majoritaires ?
Bien sûr que je me suis opposé aux majoritaires ! Le soir même du plénum, j’ai réuni les membres du groupe Nosotros, élargi à Marcos Alcón, Manuel Rivas, Joaquín Ascaso et à deux ou trois autres camarades. Je leur ai expliqué que, vu le caractère hétérogène de la CNT, sa position ne m’étonnait pas outre mesure, et j’ai ajouté que, comme à d’autres moments de son histoire, seule une action audacieuse de groupes sans prétentions dirigistes pourrait modifier le cours des choses. En conséquence, je leur fis la proposition suivante : avant le départ des colonnes pour le front d’Aragon, il nous fallait prendre le pouvoir à Barcelone et dans toute la Catalogne. Durruti s’y opposa, tout en reconnaissant que mes arguments étaient valables. Il se déclara partisan d’attendre la prise de Saragosse avant d’agir. Ce à quoi, je lui répondis : « Et qui nous dit que, dans les conditions où se mènera le combat, tu prendras Saragosse ? »
Dans un discours diffusé à la radio, tu t’es montré particulièrement sévère avec les militants de la CNT de Saragosse. Je cite : « Vous devez vous faire tuer. N’oubliez pas que, si le prolétariat de Barcelone a répondu comme un seul homme, c’est que les militants les plus influents ont occupé les premiers rangs du combat... » N’était-ce pas une façon de traiter ceux de Saragosse de lâches ?
J’ai déjà évoqué la question de Saragosse, mais je peux y revenir. Nous étions liés par un accord de congrès qui stipulait que chaque région devait constituer des cadres de défense formés à la « gymnastique révolutionnai-re ». Cet accord n’a pas été appliqué. A Saragosse, il n’y avait ni cadres de défense ni « gymnastique révolutionnaire ». Voilà l’explication de la perte de Saragosse, et la même explication vaut en partie pour les Asturies et surtout pour l’Andalousie. J’avais une théorie, dite des trois cercles : une victoire rapide dépendait de notre capacité à tracer trois cercles, l’un à partir de Barcelone, l’autre de Galice et le troisième de Séville. Si l’un de ces cercles manquait, la guerre serait longue. Peu avant le soulèvement, j’ai fait une tournée en Andalousie et j’en suis revenu très inquiet. Je me souviens d’une conversation avec Juan Arcas, du comité de défense de Séville. Pour lui, la grève générale suffirait. Pas un instant, il ne se posait de questions d’ordre tactique ou stratégique à propos de l’affrontement à venir. Le résultat fut à la mesure de la non-préparation de ces militants. Je le répète : si nous avons gagné à Barcelone, c’est que nous avions constitué une force militaire qui répondait aux sollicitations. On disait : demain, à telle heure et en tel endroit. Elle était là. Les cadres de défense, c’était cela, des jeunes formés, prêts au combat, armés et sûrs. A Barcelone, ça fonctionnait. Ailleurs, il n’y avait pas le même esprit. Le manque de cadres de défense dans d’autres régions et, principalement, dans les zones rurales demeure, pour moi, la principale cause de l’échec de la révolution.
Comment se sont organisées les colonnes de miliciens ?
Dans la plus totale improvisation. Il faut bien comprendre que, de but en blanc, il nous a fallu créer une armée pour faire barrage en Catalogne à d’éventuelles pénétrations fascistes. Nos colonnes ont bien joué ce rôle de barrage, mais rapidement nous nous sommes trouvés en présence d’une guerre civile, où des miliciens de la CNT ou de l’UGT combattaient contre d’autres « cénétistes » et « ugétistes » enrôlés de force dans l’armée rebelle. Le cas de figure était inédit.
Au-delà de la légende, ne penses-tu pas que les milices ont plutôt manqué d’initiative dans la lutte contre l’armée rebelle ?
Il y a deux explications simples à cela. La première tient aux hommes : ceux qui ont rejoint spontanément les colonnes de miliciens étaient de jeunes ouvriers, très volontaristes mais sans formation militaire. Sur le terrain, l’enthousiasme ne suffit pas. Quand ils étaient bloqués par l’ennemi, ils restaient sur place et ne bougeaient plus. Ils manquaient à l’évidence de préparation militaire pour faire face à une armée disciplinée, et ils n’étaient pas les seuls : il en allait de même pour les postes de commandement. Parmi eux, il n’y avait aucun spécialiste de la chose militaire, seulement des prolétaires : Durruti, Ortiz, Vivancos, Jover, Sanz, Mera... L’autre explication tient, bien sûr, à l’armement : tous les manuels militaires indiquent que les combattants doivent disposer d’un module de 200 cartouches, les nôtres en avaient 25. Comment avancer dans ces conditions ? Comment avancer sans disposer d’une aviation de soutien ? Impossible, c’était impossible de faire mieux que ce que nous avons fait : tenir le front d’Aragon aussi longtemps que nous l’avons tenu. Si l’on compare, par exemple, avec ce qui s’est passé sur le front de Madrid, les colonnes libertaires n’ont pas à rougir de ce qu’elles ont fait. A Madrid, le front a été peu à peu enfoncé par les fascistes, et ce malgré le Ve Régiment, malgré la propagande communiste, malgré les Brigades internationales. Les meilleurs armements furent réservés au front de Madrid, il n’y a qu’à voir les films d’époque pour s’en rendre compte. Et bien, malgré tout cela, les fascistes avançaient quand même... Nous, sur le front d’Aragon, nous avons maintenu intégralement la ligne de front. Les fascistes n’avançaient pas d’un pouce. Le front a été enfoncé quand le commandement a été confié aux communistes Lister, Modesto, Vega et El Campesino par le gouvernement Negrín. C’est un fait indiscutable, qui prouve que l’efficacité militaire des communistes est une pure légende.
Il est intéressant de noter que les membres des groupes Los Solidarios et Nosotros ont presque tous occupé, pendant la guerre, des fonctions d’ordre militaire (Durruti, Jover, Ortiz, Vivancos, Sanz), de maintien de l’ordre (Alfonso Miguel, Aurelio Fernández) ou d’ordre politique, comme toi...
... mais pas de fonctions bureaucratiques. Pas un seul n’est devenu bureaucrate de la CNT, c’est à souligner et c’est sans doute pour cela qu’ils ont été vaincus par la bureaucratie.
Il existe, à propos du départ de Durruti vers Madrid, deux thèses contradictoires : l’une atteste qu’il y est allé contraint et forcé ; l’autre qu’il était d’accord avec cette décision. Quel est ton point de vue ?
Quand on décida d’envoyer Durruti et une partie de sa colonne à Madrid, j’ai eu l’occasion de le rencontrer. Il est venu à Valence et je l’ai accompagné jusqu’à Madrid. Il m’a expliqué comment cette décision avait été prise par Montseny, Santillán et Marianet. On lui a fait croire qu’il était le seul à pouvoir sauver Madrid. Pure démagogie ! Durruti a résisté, mais il a fini par céder. Au lieu d’aller à Madrid dans les conditions où on l’envoyait, je l’ai alors convaincu d’accepter que le ministère de la Guerre lui confie le commandement d’un corps d’armée. C’est avec ce projet qu’il est revenu à Barcelone pour choisir des camarades de confiance de sa colonne afin de les intégrer au corps d’armée qu’il devait commander. Mais Montseny, Santillán et Marianet sont revenus à la charge, en rajoutant une couche de démagogie : si Durruti n’allait pas à Madrid, il perdait son honneur, disaient-ils. C’est ainsi qu’ils l’ont embarqué dans cette sale histoire... C’est à Valence, une nuit, alors que je dormais à mon hôtel, qu’on m’a réveillé pour m’indiquer le changement de programme. En bas, Montseny et Durruti m’attendaient dans une voiture. J’ai écouté ce qu’ils avaient à me dire, puis je me suis adressé à Federica : « Vous voulez quoi, qu’on le tue ? » Et, de fait, c’est à la mort qu’on l’envoyait. Les conditions dans lesquelles Durruti partait pour Madrid étaient invraisemblables. A quoi pouvaient bien servir 200 ou 300 hommes de plus sur un front comptant déjà environ 200 000 hommes ? Que pouvait faire Durruti dans une ville qu’il méconnaissait complètement et où ses hommes seraient mis sous contrôle de l’Etat-Major, avec obligation de se plier à ses choix stratégiques ? Ma proposition était très différente : un corps d’armée de trois divisions sous ses ordres avec autonomie de commandement. Je le répète : dans les conditions où Durruti est parti pour Madrid, sa mort était certaine.
Quelle est ta version sur sa mort ?
Comme je n’y étais pas, je m’abstiens d’en avoir une, même si j’ai mon opinion. Cette mort-là est, pour moi, l’une des cent morts possibles qui peuvent frapper le héros. C’est ainsi que je la caractérise dans mes mémoires. Il arrive souvent qu’on ne sache pas exactement comment sont morts les héros.
Venons-en maintenant à une question quelque peu polémique. A propos de la participation de la CNT au gouvernement central, César M. Lorenzo écrit : « Largo Caballero ayant offert à la Confédération les portefeuilles de la Justice, de l’Industrie, du Commerce et de la Santé publique, Horacio M. Prieto [secrétaire national de la CNT] n’avait plus désormais qu’à les pourvoir de leurs titulaires correspondants. Lorsque fut débattu le choix de ces derniers en réunion plénière du comité national de la CNT, il proposa les noms de García Oliver, Federica Montseny, Juan Peiró et Juan López. » Et, sur la base des informations qu’il tient de Horacio M. Prieto, le même Lorenzo ajoute : « Juan García Oliver s’indigna avec véhémence : il rappela qu’il assumait déjà la charge de secrétaire général à la Défense au conseil de la Généralité, charge très importante qu’il lui était impossible d’abandonner, et proclama qu’homme de la FAI et militant révolutionnaire, il ne siégerait jamais au gouvernement. Néanmoins, après une longue discussion, il finit par se soumettre, mais à contrecœur. »... Que dis-tu de cette version des événements ?
Sur ce point (mais ce n’est pas le seul), César M. Lorenzo s’est fait avoir par Horacio M. Prieto, qui n’est autre que son père. Ce qu’il raconte là est pure invention. Je n’ai jamais assisté à aucune réunion où il aurait été question de ma participation au gouvernement. La vérité, la voici : en qualité de secrétaire du comité national de la CNT, Horacio M. Prieto est venu me voir au secrétariat général de la Défense de Catalogne pour me demander que j’accepte d’être ministre. Je lui ai répondu par la négative, en lui exposant les nombreux arguments qui militaient contre ma participation. L’entrevue dura quatre heures. Quand il me quitta, ma réponse n’avait pas varié. C’était « non ». Alors, Horacio s’adressa au comité régional pour qu’il tranche. Celui-ci réunit sur-le-champ un plénum, ce qui lui était facile parce qu’il avait sous la main tous les délégués des fédérations locales. On ne m’a pas invité à ce plénum, ni même averti qu’il allait avoir lieu. A ce plénum, Horacio M. Prieto a fait part aux délégués des réponses qu’il avait reçues des camarades désignés pour aller au gouvernement : Juan Peiró et Juan López acceptaient leur nomination ; Federica Montseny y opposait quelques réserves, non idéologiques, mais de convenance. En fait, elle posait deux conditions : la première était que le plénum m’impose l’obligation d’accepter et la seconde, que la famille Urales l’autorise à être ministre. Le plénum alla dans son sens et, pour bien marquer sa volonté, il procéda à la désignation de mon remplaçant au secrétariat général de la Défense, Juanel. Puis Marianet m’informa par téléphone que, par décision du plénum, je devais le soir même rejoindre Madrid pour prendre possession de mon poste. Ma réponse fut la suivante : « Je me soumets à la décision du plénum, mais qu’il soit signifié par écrit que je m’y soumets sans l’accepter, je m’y soumets en y opposant ma plus vive protestation. Que cela soit consigné ! » Aucune protestation ne fut consignée, car les actes de ce plénum disparurent comme avaient disparu ceux du plénum du 23 juillet 1936, comme disparurent ceux d’un plénum postérieur qui aborda la question du front d’Aragon.
Comment expliques-tu ces mystérieuses disparitions de documents ?
Il n’y a pas de mystère. Certains avaient intérêt à faire disparaître ces trois importants documents, et d’abord le premier, celui dont découle le reste. En écrivant son histoire de la CNT, je suis au regret de dire que José Peirat aurait dû s’apercevoir que ceux qui lui avaient commandé son ouvrage... lui avaient aussi soustrait ces trois pièces, sans lesquelles il n’est d’histoire que falsifiée, à moins de chercher à les reconstituer en s’adressant aux témoins pour qu’ils disent la vérité. Si je me suis décidé à écrire mes mémoires, c’est surtout pour cela, pour combattre ces falsifications.
Mais, au-delà des circonstances où elle fut prise, cette décision de collaborer au gouvernement avait-elle été pesée stratégiquement ? Etiez-vous chargés, par exemple, vous les futurs ministres, de missions concrètes, aviez-vous une ligne à défendre, étiez-vous préparés à une bataille politique ?
Absolument pas. Le comité national n’avait fait aucune analyse de la situation. Quand la CNT décide de participer au gouvernement, elle est sur une pente descendante, elle n’est plus conquérante. Elle ne l’avoue pas, bien sûr, mais elle le sait. Moi, en tout cas, je le sais et je le dis... Depuis la décision prise le 23 juillet 1936, la CNT est en perte de vitesse.
Tu es donc nommé ministre de la Justice. Le 28 décembre 1936, tu signes le décret de création des camps de travail à destination des fascistes et, le 13 mai 1937, un décret qui élargit les fonctions des tribunaux populaires. Ma question te paraîtra peut-être naïve, mais elle me brûle les lèvres : comment un anarchiste soudain chargé de faire fonctionner la machinerie juridique de l’Etat s’arrange-t-il avec sa conscience ?
C’est une bonne question, mais elle ignore une donnée essentielle. Dans le cas qui nous intéresse, l’anarchiste n’a aucun problème de conscience, pour la simple raison qu’il a cessé d’être anarchiste. Bien sûr, postérieurement, certains (je pense à Federica Montseny) ont exprimé des regrets et fait acte de contrition en se disant plus anarchistes que jamais. Cela relève de la farce. On ne revient pas en arrière aussi simplement, ce serait trop facile. Ce genre de décision engage pour la vie, ou alors ce serait laisser croire qu’elle fut le résultat d’un caprice personnel, et non l’aboutissement d’un processus historique dont le point de départ fut notre refus de pousser plus avant la révolution. Le reste suit, logiquement. Par ailleurs, les uns et les autres, nous avons été ministres volontairement, sans autres pressions que celle de l’organisation à laquelle nous appartenions. Enfin, en ce qui me concerne, je me suis toujours revendiqué de l’anarcho-syndicalisme, jamais de l’anarchisme à cent pour cent. Mon trajet est totalement différent de celui de Federica Montseny, qui n’a jamais été syndicaliste parce qu’elle n’a jamais eu besoin de travailler comme ouvrière. Elle appartenait à la petite-bourgeoisie, elle en avait la mentalité, et celle-ci n’avait rien à voir avec celle des ouvriers de Barcelone.
En plus de ministre de la Justice, tu as été membre du Conseil supérieur de la guerre. Quel était le rôle de cet organisme ?
Le Conseil supérieur de la guerre fut créé sur proposition de la CNT. Jusqu’alors, les affaires de guerre relevaient des seuls socialistes, Largo Caballero pour ce qui concernait les unités terrestres et Indalecio Prieto pour l’aviation et la marine. Par incompétence du secrétaire de notre comité national, Horacio M. Prieto, nous avions hérité, au gouvernement, de domaines de faible importance. La direction politique et militaire de la guerre nous échappait complètement. L’idée consistait donc à chercher le moyen de contrebalancer le pouvoir des socialistes sur ce terrain. Ce Conseil supérieur de la guerre devait être, dans mon esprit, une sorte de Comité des milices à l’échelon national, résultat auquel nous ne sommes pas parvenus même si son existence nous a permis de nous remettre en selle. C’est, par exemple, à travers le Conseil supérieur de la guerre que j’ai proposé à Largo Caballero de substituer le général Miaja, chef d’état-major de Madrid dont l’autorité était contestée, par Durruti, dont le sort, comme je l’ai expliqué, me préoccupait beaucoup. Curieusement, ma proposition fut acceptée par Largo Caballero, ministre de la guerre et chef du gouvernement, mais le temps que les choses se fassent, Durruti était mort sur le front de Madrid.
Quelle était ton opinion sur la militarisation des milices ? Pensais-tu quelle était nécessaire ?
Certainement, mais pas comme cela a été fait. Il aurait fallu que les postes de commandement soient attribués à des officiers ayant reçu une formation politique et militaire qui en fasse des officiers révolutionnaires. C’est pour cela que j’ai créé les écoles de guerre, dans le seul but de doter l’armée d’officiers révolutionnaires venant de la classe ouvrière et non issus des académies militaires de la bourgeoisie.
Comment fonctionnaient-elles, ces écoles de guerre ?
De façon on ne peut plus démocratique. Les élèves recevaient un salaire, le même que celui du milicien ou de l’ouvrier. La première école de guerre que j’ai organisée dépendait du Comité des milices de Catalogne. Le recrutement se faisait à travers les organisations politiques et syndicales. Les postulants passaient un examen d’aptitude et suivaient une formation intensive pendant trois mois. Une fois admis comme officiers, ils étaient incorporés à l’armée populaire. A partir de cette expérience de l’école de Barcelone, et sur demande du Conseil supérieur de la guerre, j’en ai créé d’autres : une école d’ingénieurs à Godella, une de transmissions à Villareal, une d’infanterie à Paterna, une d’artillerie dans la province de Murcia. Elles marchaient bien jusqu’à ce que nous quittions le gouvernement. Par la suite, les communistes les ont remplacées par de nouvelles écoles. Inutile de préciser qu’à partir de ce moment-là, les seuls officiers qui en sortaient étaient communistes.
Nous allons aborder maintenant un moment central de la guerre civile espagnole : Mai 37. Comment as-tu vécu ces événements et comment les analyses-tu aujourd’hui ?
Je les analyse aujourd’hui de la même façon qu’hier, mais avant d’évoquer Mai 37, il faut remonter quelque peu en arrière. Peu de temps avant Mai 37, la commission d’investigation du comité régional de la CNT de Catalogne enquêta à Paris sur les activités conspiratrices des frères Aiguader et les contacts établis avec Gil Robles... et ses partisans. Il s’agissait de mettre fin à la guerre en jouant la carte monarchiste de Don Juan. L’enquête porta ses fruits. Une fois les preuves du complot réunies, Marianet, alors secrétaire du comité national de la CNT, me demanda de les transmettre à Largo Caballero. Mon idée était de promulguer préalablement une loi permettant de poursuivre les suspects d’espionnage, puis d’informer Largo Caballero de cette affaire en lui conseillant de me laisser faire. Mais Largo Caballero était un politique assez médiocre. Il commit, disons, l’erreur de rendre publique cette affaire de conspiration. J’ai immédiatement compris que l’affrontement devenait inévitable et que tout serait mis en œuvre pour nous chasser du gouvernement, Largo Caballero et nous. Les premiers incidents ont commencé dans la Huerta valencienne, où les communistes agitaient les petits propriétaires contre les collectivités. De nombreux libertaires et socialistes « caballéristes » furent mis aux arrêts, puis libérés par nos soins peu de temps après. C’est dans ces circonstances qu’éclatent les événements de mai 1937 à Barcelone. Pour moi, leur cause est évidente : faire tomber le gouvernement qui possédait les preuves de la conspiration de Paris et venait de promulguer une loi lui permettant de poursuivre les conspirateurs.
Si je te suis bien, les forces qui s’affrontèrent à Barcelone en mai 1937 (essentiellement les libertaires et les staliniens) auraient donc été l’objet d’une manipulation dont le but était de provoquer la chute du gouvernement Largo Caballero. La thèse est intéressante, mais inattendue...
...Peut-être, mais l’histoire est ainsi faite : ceux qui luttent ne s’imaginent pas que, dans l’ombre, d’autres forces les manipulent. Si l’on cherche à comprendre ce qui s’est passé, il faut toujours connaître les enjeux politiques réels. Quant au rôle des agents provocateurs, il n’est pas nouveau, surtout dans nos rangs. Comment en aurait-il été autrement d’ailleurs ? Une organisation qui, par son existence même, porte atteinte aux intérêts économiques, politiques, juridiques et moraux du système devait par force attirer les agents provocateurs de l’ennemi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’étais partisan d’exercer un contrôle rigoureux sur les cadres de défense de la CNT et que leur mode de fonctionnement soit fortement cloisonné. On ne peut pas se vouloir révolutionnaire et être naïf... Admettons un instant ta thèse, mais alors quel rôle jouèrent les Soviétiques là-dedans ?
Les Soviétiques ont, bien sûr, profité des événements pour jouer leur carte personnelle. Et il faut admettre qu’ils l’ont fait intelligemment. Krivitski l’explique en détail d’ailleurs. Malheureusement, certains des nôtres, certes de bonne foi, sont tombés dans le piège de leur provocation. Ce fut l’erreur, d’autant que je ne pense pas que les libertaires constituaient alors le premier objectif des agents soviétiques. Ces événements auraient pu avoir une influence décisive sur le cours de l’histoire. Ils auraient pu provoquer la fin de la guerre, qui était, je le rappelle, l’objectif des comploteurs du pacte de Paris. C’est pourquoi ma préoccupation essentielle, pendant ces événements, fut d’ordre humanitaire. Il fallait faire en sorte que cessent les combats, qu’il n’y ait pas de victimes inutiles. Fort heureusement, nos appels ont été entendus. Je ne crois pas, pour ma part, que les libertaires aient été systématiquement persécutés à la faveur de ces événements...
...et l’assassinat de Berneri et de Barbieri ?
Les incidences de mai 1937 à Barcelone sont connues de tous. Le cas de Camillo Berneri doit être traité à part. Il n’est pas interdit de penser que son élimination ait pu relever d’un règlement de comptes. Il faut être clair : quand je dis qu’il n’y eut pas de répression systématique contre les libertaires, je ne dis pas que nous n’ayons pas eu de victimes. Domingo Ascaso et bien d’autres sont morts, mais ils sont morts en combattant contre les communistes et les catalanistes. Qu’il y ait eu, dans ce climat, des règlements de comptes personnels ou entre groupes ne m’étonnerait pas. Quant à l’assassinat de Berneri et de Barbieri, j’y vois des similitudes avec celui des frères Rosselli...
... tu veux dire qu’il aurait pu être le fait de fascistes italiens ?
Il y avait des agents de toute sorte en Espagne, des agents fascistes, des agents staliniens... J’ai dû moi-même intervenir, comme ministre de la justice, pour démasquer un agent fasciste italien infiltré dans les Brigades internationales. Il est passé en conseil de guerre et a été fusillé. Dans ce genre de conflits, il y a toujours des agents. Quand crime il y a, il faut donc se demander à qui profite le crime. Personnellement, je ne pense pas que l’assassinat de Berneri et de Barbieri soit directement lié aux événements de mai 1937. Il faut bien comprendre que l’influence de Berneri était très faible. Elle se réduisait à un petit groupe d’amis. Quel intérêt avaient les communistes à le liquider ? On pourrait comprendre qu’ils aient cherché à tuer Marianet ou Federica ou moi, ou n’importe quel militant influent de la CNT, mais Berneri, non... Berneri avait certes été combattant, mais il ne jouait aucun rôle dans la conduite de la guerre. Alors, pourquoi ? Moi, j’ai des doutes quant aux assassins de Berneri, et je souhaiterais que des historiens se penchent sérieusement sur cette question.
Et le cas d’Andres Nin ? On ne peut pas, là encore, exonérer les staliniens de ce crime...
Le cas de Nin est très différent. Il relève d’un règlement de comptes interne aux communistes. N’oublions pas que Nin fut un agent de l’Internationale communiste et qu’il en détenait certains secrets. Il ne pouvait pas ignorer le risque qu’il prenait en passant à l’Opposition de gauche. Il connaissait, pour les avoir pratiquées, les méthodes de ces gens-là. J’ai eu affaire à Nin une seule fois dans ma vie. C’était en 1920 quand il a adhéré à la CNT. Je l’ai vu à Reus. Il provenait des milieux nationalistes catalans. Parce qu’il les jugeait rétrogrades et trop proches des curés, il avait adhéré à la CNT. Par la suite, Nin a de nouveau changé de position. Il assistait au congrès de constitution de l’Internationale syndicale rouge et il est devenu communiste. Il y représentait la CNT et il n’a pas respecté le mandat qu’elle lui avait confié... Plus tard, il est réapparu à Barcelone comme dirigeant d’un petit groupe marxiste, Izquierda comunista, qui fut, avec le Bloc ouvrier et paysan de Joaquin Maurín, à l’origine du POUM. Je n’ai pas gardé rancœur à Nin pour ses changements répétés de position, chacun est libre de penser ce qu’il veut, et je considère que sa liquidation par les agents soviétiques fut une canaillerie. Cela dit, je maintiens que ce répugnant règlement de comptes, comme celui qui coûta la vie à Berneri, est certes lié aux événements de mai 1937, mais qu’il n’a rien à voir avec l’objectif poursuivi par ceux qui en furent à l’origine : faire en sorte que les différents secteurs de l’antifascisme s’entretuent à l’arrière, provoquer un effondrement du front et faciliter l’entrée des fascistes à Barcelone pour mettre de l’ordre.
Il y aurait, bien sûr, beaucoup à dire sur une telle version des choses, mais il nous faut bien avancer dans l’entretien... Je pense que tu ne nieras pas qu’une des conséquences directes des événements de mai 1937 fut la chute du gouvernement Largo Caballero et la rapide inversion, au profit des staliniens, du rapport des forces au sein du camp républicain. En cela, Mai 37 est une date clef dans l’histoire de la guerre civile...
... non, non. La date clef, c’est le 23 juillet 1936, le reste n’est que conséquence logique. La chute de la CNT fut progressive, elle traversa plusieurs étapes. Mai 37 ne fut qu’une de ces étapes, parmi beaucoup d’autres.
Quelles furent tes activités après avoir quitté le gouvernement ?
J’ai fait tout ce qu’il fallait pour être oublié... Quand le comité régional de Catalogne me demandait de lui prêter concours ou de le conseiller, j’acceptais volontiers. Par la suite, il forma la Commission d’assistance politique (CAP) et j’en fis partie.
Quel rôle jouait cette commission ?
Un rôle d’orientation politique du comité régional de Catalogne. L’organisation considéra alors (à tort, d’après moi) que les membres du comité régional manquaient d’expérience politique. A tort encore, elle jugea que les militants qui avaient été conseillers ou ministres avaient, en matière politique, plus de capacités que les autres. C’est pourquoi fut créée la CAP. On me demanda d’en faire partie.
Il a dû t’arriver, lors de ton passage au ministère, de penser à l’énorme distance parcourue entre le temps où tu croupissais dans les prisons d’Espagne et celle où tu présidais aux destinées de la justice.
J’avais un engagement moral vis-à-vis des prisonniers de droit commun. En 1931, lors de la proclamation de la République, j’avais été à l’origine d’un soulèvement dans la prison de Burgos. Nous avions occupé la prison et proclamé la République en son sein. Tous les prisonniers de droit commun de Burgos avaient participé à ce mouvement. Par ailleurs, toute ma vie, j’ai été marqué par le personnage de Jean Valjean, qui même après avoir purgé sa peine est rattrapé par son casier judiciaire. Pour moi, c’est le symbole majeur de l’injustice. Quand je suis arrivé au ministère de la justice, ma première idée fut d’amnistier tous les prisonniers de droit commun et comme je ne faisais aucune confiance aux gouvernants (malgré le fait d’en être), surtout à ceux qui me succéderaient, j’ai décidé de détruire purement et simplement les casiers judiciaires des détenus. Les archives ont été brûlées...
Quelles sont les mesures législatives prises pendant ton passage au ministère de la justice que tu juges les plus significatives ?
D’abord, des mesures facilitant l’adoption des enfants perdus, abandonnés, sans famille, par suite des bombardements. Ils étaient très nombreux. Du point de vue de la légalité en vigueur, l’adoption était très difficile. Il fallait suivre de très longues procédures qui pouvaient durer des années et des années. J’ai fait en sorte que l’adoption soit instantanée en étendant le concept de famille consanguine à celui de famille adoptive. Ensuite, la légalisation des couples non mariés. Beaucoup de couples faisaient reconnaître leur union par un syndicat, une caserne de miliciens, une collectivité, etc. Cela n’avait aucun caractère légal. Quand le compagnon disparaissait au combat, sa compagne et ses enfants n’avaient droit à rien. C’est pourquoi j’ai fait en sorte que ces unions puissent être rapidement reconnues comme légales. Enfin, la création des camps de travail. Elle répondait à l’idée que le travail est préférable à l’enfermement. Avec cette nouvelle législation, une peine de trente ans pouvait être purgée en cinq ou sept ans. Dans le même registre, j’ai proposé la création de cités pénitentiaires. Il s’agissait de faire en sorte que les peines ne se purgent plus en prison, mais dans des cités, avec des ateliers et des maisons où les prisonniers pouvaient vivre en famille. L’administration et la gestion de ces cités pénitentiaires devaient être prises en charge par les prisonniers eux-mêmes.
Cette loi fut-elle approuvée en conseil des ministres ?
Absolument, mais notre départ du gouvernement a fait qu’elle n’a pas été appliquée. Elle était, pourtant, exemplaire, comme la loi promulguant l’égalité des droits entre hommes et femmes, que nous avons fait voter et qui a paru au Journal officiel de Madrid. Il faut comprendre ce que cela pouvait supposer dans un pays comme l’Espagne, où Federica Montseny pouvait être ministre mais devait demander l’autorisation à son mari pour pouvoir voyager... Nous avons donc fait ce que nous pouvions faire, pas grand-chose, mais quelque chose quand même. Pour ce qui me concerne, ce dont je suis le plus fier, c’est l’amnistie totale que j’ai promulguée. Tout le monde dehors ! Je ne pouvais pas faire moins.
Et si, au terme de cet entretien (un des rares que tu as accordés), il te fallait ne retenir que quelques étapes de ton long parcours de militant anarcho-syndicaliste, lesquelles choisirais-tu ?
Celle de la formation, d’abord. Celle d’un homme qui, depuis son enfance, a compris qu’il fallait lutter, non parce qu’il avait lu Bakounine, Kropotkine ou Malatesta, mais parce qu’il portait ce désir en lui. Quiconque, en Catalogne, à cette époque, ressentait ce désir de lutte, rencontrait les anarchistes, la CNT, et devenait un combattant anarcho-syndicaliste. La deuxième étape, plus politique, serait celle du Comité des milices. Ce fut une expérience révolutionnaire formidable. Au contraire de ce qui s’est passé en Russie, où les soviets ont été liquidés par un parti minoritaire, le Comité des milices, où les anarcho-syndicalistes étaient majoritaires, a impulsé les collectivités et respecté les minorités. L’expérience n’a duré que deux mois, mais elle fut porteuse d’espoir. La troisième étape serait celle de la collaboration au gouvernement républicain. Il y eut un peu de tout : du bon et du mauvais. Mais nous avons suffisamment parlé de cela, inutile d’en rajouter.
Propos recueillis à Paris, le 29 juin 1977, par Freddy Gomez, dans le cadre d’un projet de l’Archivio Nazionale Cinematografico della Resistenza (ANCR, Torino) sur « Espagne 36, vidéo et mémoire ». Transcription et traduction : Freddy Gomez et Monica Gruszka
Notes :
(1) Federico Urales (1864-1942), pseudonyme de Juan Montseny, fut un prolixe publiciste anarchiste. Principal artisan, avec sa compagne (Tesera Mañé) et sa fille (Federica Montseny), de la Revista blanca, il occupa une importante place de propagandiste dans le mouvement libertaire espagnol. Pour García Oliver, les Montseny (père et fille) étaient des représentations archétypiques de ce « libéralisme radicalisé » qu’il détestait, un anarchisme idéaliste issu de la petite-bourgeoisie pseudo-intellectualisée et sans contenu de classe.
(2) César M. Lorenzo, les Anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868-1969, Editions du Seuil, Paris, 1969.
(3) José Peirats, La CNT en la revolución española, trois volumes, Ruedo ibérico, Paris, 1971. On peut lire, en français, un abrégé de cette œuvre maîtresse de José Peirats : Anarchistes espagnols, révolution de 1936 et luttes de toujours, Repères-Silena, 1989.
(4) Chaque fois que nous avons été confrontés à la traduction de « ir a por el todo », expression fétiche de J. García Oliver, nous avons pris le parti de la rendre par « prendre tout le pouvoir ». Certains jugeront peut-être la traduction abusive, mais elle a l’avantage, nous semble-t-il, de restituer clairement l’esprit qu’elle avait pour son auteur (N.d.T.).
(5) César M. Lorenzo, op. cit. J. García Oliver fait ici allusion au fait que l’ouvrage déjà cité de J. Peirats résulta d’une décision de congrès de la CNT en exil, qui lui en confia la tâche (moyennant pauvre rétribution) et l’édita dans les années 1950. De là à y voir une « histoire officielle », il n’y a qu’un pas, que n’hésite pas à franchir García Oliver, même si sa thèse est en contradiction avec le contenu du livre, fort critique au demeurant avec les instances dirigeantes de la CNT pendant la guerre civile.
(6) Artemio Aiguader occupait alors le poste de conseiller à l’Intérieur au gouvernement de la Généralité. Son frère, Jaime, était ministre sans portefeuille du gouvernement central. Gil Robles dirigeait, quant à lui, la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA), une des composantes du soulèvement militaire.
Rencontre avec un vieux bonhomme.
Les amis d’A contretemps me demandent, ès qualité d’ancienne touche-à-tout des Editions Ruedo ibérico, un témoignage in vivo sur la genèse des mémoires de Juan García Oliver, El eco de los pasos. Pour qui aura lu l’ouvrage qu’Albert Forment a consacré à José Martínez et à Ruedo ibérico (1), il y aura redite, mais, puisque rares sont les lecteurs français de ce mauvais livre, et à leur seule intention, je m’y recolle.
Un jour de juillet 1972, un vieux bonhomme passa la porte du 6, rue de Latran et, sitôt entré, demanda à Alejo Lluansí, employé de la librairie, s’il connaissait l’adresse d’Abel Paz. A l’autre bout de la pièce, en retrait, Pepe Martínez corrigeait des épreuves dans son bureau (ce qui était plutôt rare car il préférait travailler au bistrot du coin). Intrigué par la question, Pepe leva le nez, fixa le bonhomme et lui demanda s’il avait cherché Abel Paz sous son vrai nom, Diego Camacho (2). L’autre répondit par l’affirmative. Alors, Pepe l’observa attentivement, puis s’approcha de son interlocuteur. Quand ils furent face à face, il demanda au visiteur s’il s’appelait Juan, puis précisa : « Juan García ? ». L’autre acquiesça. « Juan García Oliver ? ». « Oui. » Et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
De mon poste de travail, j’avais assisté à toute la scène, d’un œil distrait d’abord, puis étonné. Qui pouvait bien être ce Juan García Oliver que Pepe avait reconnu par le plus parfait des hasards ? J’étais, à vrai dire, à l’époque, assez ignare, et le nom du vieux bonhomme ne m’évoqua rien.
Sitôt remis de leurs effusions, Pepe entraîna García Oliver au bistrot. Ils avaient à parler. Entre-temps, j’avais compris que le vieux bonhomme avait été un personnage d’importance - et comment ! - dans l’histoire de la CNT. Le soir, accompagné de Pilar, sa femme, García Oliver dînait à la maison. Pepe travaillait alors à un supplément de Cuadernos de Ruedo ibérico consacré au mouvement libertaire espagnol (3), et il avait, comme on s’en doute, pas mal de questions à poser à l’impromptu visiteur. De mon côté, j’avais pensé enregistrer la conversation, mais Pepe s’y opposa. Je l’ai souvent regretté par la suite.
Plus tard, j’appris que Pepe avait reconnu le vieux bonhomme de la rue de Latran (qu’il n’avait jamais vu auparavant) parce que ses traits lui avaient rappelé une photo de García Oliver publiée par ses soins, en 1964, dans Diario de la guerra de España, de Mijail Koltsov. Plus tard aussi, j’appris que ce n’était pas la première fois que le vieux bonhomme anonyme poussait la porte de la librairie et qu’il repartait, sûrement blessé que personne ne l’eût reconnu. Juan García Oliver avait bien trop d’orgueil pour faire simple. Il avait trouvé ce subterfuge pour attirer l’attention sur lui. Cette tentative était la dernière. Si Pepe n’avait pas été là, il serait sûrement parti sans laisser d’adresse.
Fin limier, l’éditeur comprit vite le parti qu’il pouvait tirer de cette étrange rencontre. Restait à convaincre García Oliver de rédiger ses mémoires. Ce ne fut pas chose facile. Il ne s’en sentait pas capable. C’est dans cet état d’esprit qu’il repartit pour le Mexique, convaincu qu’il y finirait son existence dans le gris des jours. Il fallut échanger avec lui de multiples lettres, l’encourager maintes et maintes fois au téléphone pour qu’il se décide enfin à donner sa version de l’histoire de la CNT. Sa version, j’insiste. Prodigieux témoignage, de mon point de vue.
Deux ans plus tard, le vieux bonhomme débarqua de nouveau à Paris avec, cette fois, sous le bras, un manuscrit de quelque 1 500 pages, chacune d’elles portant au verso signature de sa main. Ecrits sur la seule base de sa fantastique mémoire, ses souvenirs n’omettaient rien, pas même la liste des menus que, garçon de café, ils servaient aux clients au temps où il s’initia au syndicalisme d’action directe en luttant contre l’humiliante propina (pourboire). Le reste relève du travail de l’éditeur, un travail que Pepe connaissait sur le bout des doigts.
De mon côté, et dès la première lecture du manuscrit, je fus proprement fascinée par les mémoires de García Oliver. Elles avaient un réel pouvoir d’évocation et le ton particulier d’un type ferme dans ses convictions. Comme si le temps ne l’avait pas changé. Cette impression, je la ressentis également lors de nos rencontres. Personnage impressionnant, ce dinosaure d’entre les dinosaures n’avait rien renié de son passé anarchiste. A plus de soixante-dix ans, l’ex-ministre de la Justice d’une ancienne République vivotait d’un gagne-pain de commis-voyageur à Guadalajara, en terre mexicaine. Machiste, comme on l’était aussi dans cette génération de révolutionnaires, c’est sans doute sur sa femme, Pilar, qu’il semblait faire le moins impression. L’habitude, sans doute. Cette habitude qui lui faisait dire : « Ouille, j’en ai par-dessus la tête de ces histoires, ça fait trente ans que ça dure ! » Le visage du vieux bonhomme s’illuminait alors d’un sourire entendu. Avec celle-là, il n’était pas l’écho de l’histoire, mais un homme, tout simplement.
Notes :
(1) Albert Forment, José Martínez : la epopeya de Ruedo ibérico, Anagrama, Barcelone. Le numéro 3 d’A contretemps, juin 2001, est entièrement consacré au sujet.
(2) Pour ceux qui l’ignoreraient encore, Abel Paz (Diego Camacho) est l’auteur d’une biographie de Durruti : Durruti, un anarchiste espagnol, Quai Voltaire, Paris, 1993. A l’époque, la première version de son ouvrage était sur le point de sortir, sous le titre Durruti, le peuple en armes (La Tête de feuille, Paris, 1972).
(3) El movimiento libertario español. Pasado, presente y futuro, 1974.
de L'Achèvement
Réalisé par Flocon de toile.