Accès rapide
Extrait :
(...) En vérité, cela fait un siècle que le diagnostic clinique de la fin de la civilisation occidentale est établi, et contresigné par les événements. Disserter là-dessus n'est depuis lors qu'une façon de s'en distraire. Mais c'est surtout une façon de se distraire de la catastrophe qui est là, et depuis bien longtemps, de la catastrophe que nous sommes, de la catastrophe qu'est l'Occident. Cette catastrophe est d'abord existentielle, affective, métaphysique. Elle réside dans l'incroyable étrangeté au monde de l'homme occidental, celle qui exige par exemple qu'il se fasse maître et possesseur de la nature – on ne cherche à dominer que ce que l'on redoute. Ce n'est pas pour rien qu'il a mis tant d'écrans entre lui et le monde. En se retranchant de l'existant, l'homme occidental en a fait cette étendue désolée, ce néant morne, hostile, mécanique, absurde, qu'il doit sans cesse bouleverser par son travail, par un activisme cancéreux, par une hystérique agitation de surface. Rejeté sans trêve de l'euphorie à l'hébétude et de l'hébétude à l'euphorie, il tente de remédier à son absence au monde par toute une accumulation d'expertises, de prothèses, de relations, par toute une quincaillerie technologique finalement décevante. Il est de plus en plus visiblement cet existentialiste suréquipé, qui n'a de cesse de tout ingénier, de tout recréer, ne pouvant souffrir une réalité qui, de toutes parts, le dépasse. «Comprendre le monde pour un homme, avouait sans ambages ce con de Camus, c'est le réduire à l'humain, le marquer de son sceau.» Son divorce d'avec l'existence, d'avec lui-même, d'avec «les autres» - cet enfer ! -, il tente platement de le réenchanter en le nommant sa «liberté», quand ce n'est pas à coup de fêtes cafardeuses, de distractions débiles, ou par l'emploi massif de drogues. La vie est effectivement, affectivement, absente pour lui, car la vie le dégoûte ; au fond, elle lui donne la nausée. Tout ce que le réel contient d'instable, d'irréductible, de palpable, de corporel, de pesant, de chaleur et de fatigue, voilà ce dont il a réussi à se protéger en le projetant sur le plan idéal, visuel, distant, numérisé, sans friction ni larmes, sans mort ni odeur de l'Internet.
Le mensonge de toute l'apocalyptique occidentale consiste à projeter sur le monde le deuil que nous ne pouvons en faire. Ce n'est pas le monde qui est perdu, c'est nous qui avons perdu le monde et le perdons incessamment ; ce n'est pas lui qui va bientôt finir, c'est nous qui sommes finis, amputés, retranchés, nous qui refusons hallucinatoirement le contact vital avec le réel. La crise n'est pas économique, écologique ou politique, la crise est avant tout celle de la présence. A tel point que le must de la marchandise - l'iPhone et le Hummer, typiquement - consiste dans un appareillage sophistiqué de l'absence. D'un côté, l'iPhone concentre en un seul objet tous les accès possibles au monde et aux autres ; il est la lampe et l'appareil photo, le niveau de maçon et l'enregistreur du musicien, la télé et la boussole, le guide touristique et le moyen de communiquer ; de l'autre, il est la prothèse qui barre toute disponibilité à ce qui est là et m'établit dans un régime de demi-présence constant, commode, retenant en lui à tout moment une partie de mon être-là. On a même lancé récemment une application pour smartphone censée remédier au fait que «notre connexion 24h/24 au monde digltal nous déconnecte du monde réel autour de nous ». Elle s'appelle joliment GPS for the Soul. Le Hummer, quant à lui, c'est la possibilité de transporter ma bulle autistique, mon imperméabilité à tout, jusque dans les recoins les plus inaccessibles de «la nature»; et d'en revenir intact. Que Google affiche la «lutte contre la mort» comme nouvel horizon industriel, dit assez comme on se méprend sur ce qu'est la vie.
Au dernier carat de sa démence, l'Homme s'est même proclamé «force géologique»; il a été jusqu'à donner le nom de son espèce à une phase de la vie de la planète : il s'est mis à parler d'«anthropocène». Une ultime fois, il s'attribue le rôle principal, quitte à s'accuser d'avoir tout saccagé - les mers, les cieux, les sols et les sous-sols -, quitte à battre sa coulpe pour l'extinction sans précédent des espèces végétales et animales. Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est que le désastre produit par son propre rapport désastreux au monde, il s'y rapporte toujours de la même manière désastreuse. Il calcule la vitesse à laquelle disparaît la banquise. Il mesure l'extermination des formes de vie non humaines. Le changement climatique, il n'en parle pas à partir de son expérience sensible - tel oiseau qui ne revient plus à la même période de l'année, tel insecte dont on n'entend plus les stridulations, telle plante qui ne fleurit plus en même temps que telle autre. Il en parle avec des chiffres, des moyennes, scientifiquement. Il pense dire quelque chose quand il établit que la température va s'élever de tant de degrés et les précipitations diminuer de tant de millimètres. Il parle même de «biodiversité». Il observe la raréfaction de la vie sur terre depuis l'espace. Comble de son orgueil, il prétend maintenant, paternellement, «protéger l'environnement», qui ne lui en a pas tant demandé. Il y a tout lieu de croire que c'est là son ultime fuite en avant.
Le désastre objectif nous sert d'abord à masquer une autre dévastation, plus évidente et plus massive encore. L'épuisement des ressources naturelles est probablement bien moins avancé que l'épuisement des ressources subjectives, des ressources vitales qui frappe nos contemporains. Si l'on se plaît tant à détailler le ravage de l'environnement, c'est aussi pour voiler l'effarante ruine des intériorités. Chaque marée noire, chaque plaine stérile, chaque extinction d'espèce est une image de nos âmes en lambeaux, un reflet de notre absence au monde, de notre impuissance intime à l'habiter. Fukushima offre le spectacle de cette parfaite faillite de l'homme et de sa maîtrise, qui n'engendre que des ruines - et ces plaines nippones intactes en apparence, mais où personne ne pourra vivre avant des dizaines d'années. Une décomposition interminable qui achève de rendre le monde inhabitable: l'Occident aura fini par emprunter son mode d'existence à ce qu'il redoute le plus - le déchet radioactif.
La gauche de la gauche, quand on lui demande en quoi consisterait la révolution, s'empresse de répondre: «mettre l'humain au centre». Ce qu'elle ne réalise pas, cette gauche-là, c'est combien le monde est fatigué de l'humain, combien nous sommes fatigués de l'humanité - cette espèce qui s'est crue le joyau de la création, qui s'est estimée en droit de tout ravager puisque tout lui revenait. 1 «Mettre l'humain au centre », c'était le projet occidental. Il a mené où l'on sait. Le moment est venu de quitter le navire, de trahir l'espèce. Il n'y a pas de grande famille humaine qui existerait séparément de chacun des mondes, de chacun des univers familiers, de chacune des formes de vie qui parsèment la terre. Il n'y a pas d'humanité, il n'y a que des terriens et leurs ennemis, les Occidentaux de quelque couleur de peau qu'ils soient. Nous autres révolutionnaires, avec notre humanisme atavique, ferions bien de nous aviser des soulèvements ininterrompus des peuples indigènes d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud, ces vingt dernières années. Leur mot d'ordre pourrait être : «Mettre la terre au centre». C'est une déclaration de guerre à l'Homme. Lui déclarer la guerre, peut-être serait-ce la meilleure façon de le faire revenir sur terre, s'il ne faisait le sourd, comme toujours.
Comité invisible, A nos amis, La fabrique. 2014.
de L'Achèvement
Réalisé par Flocon de toile.