Maintenant

Le vrai voyant, qui n’attend pas un millénium pour se libérer du temps, mais se libère maintenant.

Le voyage ou la dispersion, la communauté, la langue, la poésie noire, autant de châteaux de protection, nécessité de défense contre toutes les dominations et les perversions, aussi anciennes que l’humanité et qui tiennent compte de ce qu’est la nature humaine, où il est possible d’apprendre que les loups ou les brigands ne se dévorent pas entre eux. Une modernité aussi ancienne que l’humanité, une subversion qui s’oppose au centralisme, à l’uniformisation, à l’Etat et aux grandes structures et machines à broyer la singularité. Cette modernité, maintenant subversive et hors-la-loi, les Tsiganes nous la ramènent du fond de l’histoire de l’humanité, tel ce cliché, cette expérience, ou rencontre inespérée, sur une route de Roumanie, soudain, en face de nous, un convoi de Tziganes surgit du néant lumineux des rayons dorés du soleil.

La machine qui sur Radio France dit qu’« aujourd’hui nous vivons plus longtemps, mais nous devons apprendre à vivre autrement », ce qui en clair dit : aujourd’hui nous serions censés vivre plus longtemps mais toujours avec moins de liberté, avec cette sécurité, et où, plus encore, vivre ne veut plus dire grand chose.

Souterrainement, la catastrophe, un bouleversement et dénouement du dernier et principal événement, d’une poésie ou d’une tragédie en cours qui ne s’est pas encore jouée. Et qu’on ne s’y trompe pas, le bonheur est une idée neuve dans le monde, « tel que je suis, je dois vivre : Comme un gitan authentique », Frederico Garcia Lorca. 1

« Il est toutefois une expérience immédiate, et accessible à tous, qui permettrait de fonder une nouvelle conception du temps. Un ancien mythe de l’Occident fait de cette expérience la patrie originelle de l’homme, tant elle est essentielle à l’humain. Il s’agit du plaisir. Celui-ci, comme Aristote l’avait déjà remarqué, est d’une autre nature que l’expérience du temps quantifié et continu. “La forme (eîdos) du plaisir -écrit-il dans l’Éthique à Nicomaque- est parfaite (téleion) à tout moment” ; et il ajoute que le plaisir, à la différence du mouvement, ne se déroule pas dans un espace de temps, mais “est à tout instant quelque chose d’entier et d’achevé”. Cette incommensurabilité du plaisir et du temps quantifié, peut-être l’avons-nous oubliée ; mais elle était encore si familière au Moyen Âge que saint Thomas, à la question “utrum delectatio sit in tempore”, pouvait répondre par la négative. Sur cette même conscience reposait, chez les troubadours provençaux, le projet édénique d’un plaisir parfait (fin’amors, joi), parce que soustrait à la durée mesurable.

Cela ne signifie pas que le plaisir ait lieu dans l’éternité. (...)

Le vrai matérialisme historique ne consiste pas à poursuivre, le long du temps linéaire infini, le vague mirage d’un progrès continu ; mais à savoir arrêter le temps à tout moment, en se souvenant que la patrie originelle de l’homme est le plaisir. Tel est le temps dont on fait l’expérience dans les révolutions authentiques, qui ont toujours été vécues, ainsi que le rappelle Benjamin, comme une suspension du temps et une interruption de la chronologie ; mais la révolution la plus lourde de conséquences, la seule aussi qu’aucune restauration ne pourrait récupérer, c’est la révolution qui se traduirai non par une nouvelle chronologie, mais par une mutation qualitative du temps (par une Kairologie). Celui qui, dans l’epoché du plaisir, se souvient de l’histoire comme de sa patrie originelle, celui-là transporte partout ce souvenir et rappelle à tout instant cette promesse : celui-là est le véritable révolutionnaire et le vrai voyant, qui n’attend pas un millénium pour se libérer du temps, mais se libère maintenant. » 2

 

Lyon, février-avril 2009

  • 1. Frederico Garcia Lorca. Romance du mal noir dans Romancero gitan. Ibid. Note : par « gitan » Garcia Lorca indique aussi son homme, son amant. Malgré cette protection, il n’en fut pas moins assassiné.
  • 2. Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Petite bibliothèque Payo. 2001.
Publié le 6/12/2009 par L'Achèvement