Vous êtes ici

Accueil » Résonance noire du flamenco gitan au temps de Sade » Les âmes du purgatoire

Les âmes du purgatoire

Où la danse, le chant servaient de façon non séparée d’autres motifs, conjurer la violence même celle politique afin de sauvegarder la loi-communauté. Danse, chant, mythe, art ou théorie, poésie, autant de dispositifs qui renforcent les liens sociaux, renforcent l’indivision. Maintenant que ces dispositifs sont au pas des idéologies, et la marchandise, ils sont devenus l’imaginaire immunisé de la contradiction, les névrotiques terreurs font la une, même si, musique et chanson libèrent ou apaisent une vie ennuyeuse voire désastreuse. Rationalité certes, mais sublimation du pouvoir de donner la mort, de ce pouvoir de domination sur l’autre, le plus grand des plaisirs de tout pouvoir. C’est si simple.

« Tous les hommes tendent au despotisme. » Sade, Histoire de Juliette.

Mais là où la loi est corrompue, l’ordre, les liens sociaux, les passions le sont aussi, et cette contradiction désir-violence n’y échappe pas. Il serait mensonger de limiter aux totalitarismes, et d’affirmer que hors d’eux, chacune et chacun en seraient libérés. Sade, encore, dans Philosophie dans le boudoir : « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande ». La loi du désir contradictoire libère l’imaginaire, lorsque désir et violence ne sont pas ligotés voir niés. Cette contradiction qui est tue pour mieux la nier, ne pas y répondre, cette passion incisée dans la profondeur de l’âme humaine, ce rapport désir-pouvoir, désir-mort, cette dimension criminelle de l’homme, où corps et âme ligotés n’ont d’issue que celle d’une violence incontrôlable, dimension que Sade souleva dans son œuvre et sa chair. La violence érotisée par le chant, et la danse, que les nomades, aux limites de leur loi-communauté, domptaient dans une mise en scène du sensible qu’ils entendaient ne pas nier. Une politique d’accès à l’excessif des passions, répond aux questions de la contradiction inscrite dans l’homme. Ironie cruelle et élégante de ces voyageurs de l’âme, tant de questionnement sur l’amour, la vie, la mort. D’ailleurs, sont-ils vraiment ces voyageurs dont on n’aime voir que le charme vrai de cette liberté paresseuse ?

Aujourd’hui, la violence intrinsèque à l’homme s’est retournée politiquement, économiquement et socialement contre lui. Elle a fait sa place dans la communauté et dans le tsigane comme partout ailleurs.

Wu Yunhua, From the tiger’s mouth, 1971.
 
Ne fut pas plus admis aux cathares leur hérésie démocratique, qu’aux troubadours l’amour libre. Ce subversif des uns et des autres fut condamné par l’Église qui, bâtie sur le retournement en a cuirassé le corps. L’amour, la vie, la mort, passent par héritage au mariage, verrouillant les questionnantes passions, qu’elles soient profanes ou bien sacrées. Enlever le mystère en toute chose, c’est du même coup l’arrêt du mouvement de toutes choses, pour asseoir le pouvoir et la fascination de la mort, en sculpter l’âme séparée du corps désérotisé. 2000 ans d’exemples d’amour pour son bourreau, de retournement de la passion en bonheur ennui. Du malheur.
 
Quant au troubadour, l’amour courtois où le malheur entre dans le jeu érotique est supérieur, plus désirable que le bonheur de la vie normalisée, mais où « la décision des cours d’amour de la Gascogne est bien connue : félon sera celui qui révèle les secrets de l’amour courtois 1.(...) : La quête de l’aimée. -le désir pour une Dame jamais vue, qu’on ne connaît pas encore. -le doute sur la véritable identité ou essence de la Dame :“Est-elle Dieu ou créature humaine, femme ou homme, savoir secret ou puissance magique ?” -aimer le mal d’amour, “le doux mal qui m’agrée”. -les ruses de la Dame pour retarder le Prix et contrarier la satisfaction amoureuse. -la nostalgie essentielle de toute passion qui s’adresse à l’absolu, l’infini. Et même, dit Rougemont, les “mots crus” ne manquent pas, (...) “prouvaient la réalité” de la Dame » 2, que témoigne cet exemple du 10e siècle du poète-truand Abou’l Qasim Al-Tamimi : « Vois cet enfant de la gazelle -dont le fondement laisse choir -un crottin en forme de prunes -dont je me ferais un collier ! -Q’un visiteur vienne frapper -au trou charmant, et le voici -soudain ouvert, soudain offert -à la charge de mon désir ! » 3

Et si l’amour malheureux est propice aux passions, celles mêmes du corps, l’idée du bonheur est une idée neuve au siècle des Lumières qui tentera d’en expulser la théologie, et qui verra renouveler l’amour malheur des Romantiques, une dialectique qui reste permanence Tsigane.

Croisement et rencontre d’un temps où chacun emprunte à chacun. Un rapt où l’œuvre toujours mouvante, est prête à rebondir mais jamais édifiée en patrimoine Tsigane. Sa loi tsigane lie, chante la dispersion, l’absence ou la perte d’un proche, chante la division, la haine, les obstacles de la vie et ses synonymes le voyage, l’amour, le temps. Chante la contradiction, l’autre, et non par racisme, ce dérèglement moderne. Chante l’inacceptable, la révolte, surexpose la séparation enfer-ciel, un fond sonore universel et singulier sur les mystères de la vie, l’amour, la mort. Mihály Váradi, 4 « Depuis des nuits je ne dors pas -Je retourne mes pensées -Je ne fais que penser à elle -Je ne sais quoi faire ».

Ce fond sonore Tsigane, nous n’en savons que ce qui a été transporté par la voix ou écrit par d’autres bien plus tard. On ne peut douter, sans spéculer, que cet art de la poésie chantée transmet les questions anciennes sur la séparation, une porte que ces nomades et bien d’autres ouvrirent : « Tous les hommes en naissant -ont au front une inscription, -écrite en lettres de feu, -qui dit : “Condamné à mort”. » 5 . Cette curieuse équipée, la théâtralisation de ce qui ne peut être refoulé, la séparation bien-mal, diable-dieu, vie-mort, désir-violence, c’est par l’onde que ces « chamans » témoignent, et encore aujourd’hui, Mihály Váradi 6 : « Oh mama ! Oh mama -Pourquoi cette vie, pourquoi ma vie ? -Dans ce mondesuivre, chapitre 7, ce monde si grand ? » Evocation du conflit, la paradoxale dispersion contre le un, qui éloigne chaque jour un peu plus du pays où on n’arrive jamais, de Dhôtel, cette mort qui sépare l’amant de l’aimée. Prétexte poétique ? Oui, mais irréfutable témoignage des contradictions vivantes qui traversent les poètes de part en part, témoignage que l’homme moderne refuse ou contourne la dualité du désir dans lui et ravale l’une des parties de lui-même, l’obscure, le diable ou le mal, son imaginaire. Refuse l’unité de l’être et de sa communauté. Cette lutte qui court depuis la nuit des temps, ce flux et reflux liquide du temps qui tour à tour fait rêver ou se perdre : « Que grande est ma peine ! -Je suis tombé dans un puits -et ne trouve la sortie. » 7

On dit que les Tsiganes, Gitans, Rom etc., comme on voudra, n’auraient de mémoire de leur histoire que celle n’allant pas au-delà de la troisième voire la quatrième génération. Mais leur chant est une bibliothèque sans livres, la mémoire de plusieurs millénaires de culture universelle et singulière, ce que l’Église, l’État et les idéologies dès le 18e siècle s’acharneront à effacer, cette forme d’être bonheur-malheur qui ne sacrifie pas le singulier et la loi vitale de la tribu où être homme c’est être libre.

Le chant de la dispersion, une constellation de figures singulières. Mais quelle serait la cause de la fuite des Tsiganes de l’Inde, cette condamnation au voyage perpétuel, la séparation ? La réponse se trouve dans leur chant et elle n’est pas à l’extérieur, elle est puissance intérieure Tsigane, celle d’Être indépendamment du monde et des modes traversés. Être, le chanter pour le rester. « Il n’y a pas de héros légendaires chez les Tsiganes, pas d’histoire concernant l’origine, pas de justification de la vie errante. » Jan Yoors, Gypsies.

  • 1. Denis de Rougemont, L’amour et l’occident. 10/18.
  • 2. Denis de Rougemont, ibid. Citation : Le troubadour mystique, Henri Suso.
  • 3. Poésie de Abou’l Qasim Al-Tamimi : Porte étroite. La poésie arabe. Page 242, de : La poésie arabe. Anthologie traduite et présenté par René R. Khawam. Phébus. 1997.
  • 4. Patrick Williams, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques. Cité de la musique/Actes Sud. 1996.
  • 5. Guy Lévis Mano, Coplas, poèmes de l’amour andalou. Allia. 1993. Ces coplas ne sont pas toujours gitanes, elles sont parfois citées pour leur universalité. Copla, couplet en espagnol, vers. Les coplas sont presque toujours anonymes.
  • 6. Patrick Williams, ibid.
  • 7. Guy Lévis Mano, ibid.
Publié le 6/12/2009 par L'Achèvement