Catastrophe

Bouleversement et dénouement, dernier et principal événement d’un poème ou d’une tragédie.

Sur les braises d’une tragédie plane l’ombre de la suivante. 1

J’ai des problèmes, ma poupée. -J’ai de nouveau des problèmes : -J’ai tué un gendarme (...) -Tu es belle, Melindo, tu es belle -Tu es plus belle que la rose -Brise ses fers maintenant. 2

Si le temps cyclique supporta une part croissante de temps historique vécu par des groupes et individus, la domination du temps irréversible de la production élimine socialement ce temps vécu. Il y eut de l’histoire, cette même domination qui refuse l’histoire, refoule comme une menace immédiate tout autre emploi irréversible du temps, tient le temps dans une nouvelle passivité et immobilité par l’infinie production industrielle d’objets, privant du même coup l’homme de son temps vécu et de l’infini de son imaginaire. Ses démons qui font l’hérétique du chrétien, l’aliéné ou l’inadapté social de la société post-moderne, et la psychanalyse, contrôlerait-elle l’homme en rationalisant ses démons et l’énigme humaine, ou les détourne au seul profit du bonheur en supermarché, où disparaissent tous les chemins de l’indicible, disparaissent toutes les couleurs et la nuit même. Ce dispositif empêche toute représentation libre de nos démons intérieurs. D’où l’homme ne se reconnaît plus, disons-le, qu’il aimerait à faire le mal, certes, mais aussi persuasion de l’enfer béant du Même, copier-coller, une technique rationaliste de maîtriser ce qui en chacun résiste aux modes dominants. Là où l’imaginaire gitan était de ne jamais arriver, puisque de fait l’infini est insondable et ne se découvre que pour se défaire et réapparaître dans la course de leur temps et leur conception du monde. Le temps moderne doublé du temps nazi et stalinien, est le plus terrible qu’aient vécu ces groupes d’illettrés créatifs, mais déjà en 1633, en Espagne, musiques et danses sont interdites aux Gitans. « En 1749, l’évêque d’Oviedo, alors gouverneur du Conseil, décide d’en finir une fois pour toutes en organisant l’arrestation générale des Gitans d’Espagne. Il fait arrêter hommes, femmes et enfants, et saisir les biens des Gitans pour les vendre aux enchères. Les hommes et les garçons de plus de sept ans sont envoyés dans les arsenaux de la marine, où ils travaillent comme forçats à perpétuité, et les autres dans des prisons baptisées “dépôts”. » 3 « Apollinaire disait que les Gitans n’ont pas d’histoire, mais seulement une géographie. Aujourd’hui, ils n’ont même plus de géographie », dit Fernanda Eberstadt 4, face à une épuration éthique qui n’en finit plus. « On me sort de la prison, -on m’emmène le long de la muraille, -hommes, femmes et enfants -pleuraient. 5 »

« Tout le bonheur de l’homme est dans son imagination », Sade.

Rose ouverte la nuit. Bellmer, 1934.
 

Dans la solitude du face à soi, dans une solitude face au monde si étroit, le chant s’allonge, sans mesure fixe, ni unité identifiable, souffle, ornementation et silences pour accentuer la tension dramatique. La remarquable force avec laquelle ces chants, et la danse gitane, s’inscrivent dans la solitude de la communauté, prennent corps d’une façon fulgurante, sang et feu de leur passions en contrecoup au sang et fer des répressions répétées. Au 18e siècle avec un peu de liberté retrouvée, un phénomène sensible s’élève, jaillit de l’obscur pour rester dans l’ombre. Ce phénomène singulier, le flamenco, produit du milieu gitan isolé par la marginalisation et la répression surgit de leurs quartiers. « C’est donc là, dans les forges gitanes de Triana, de Jerez, de Cadix, d’Arcos, de Sanlúcar et Puerto de Santa Maria, qu’est née la braise enfouie sous la cendre, l’étincelle des tonás, l’embrasement des seguiriyas gitanas, la flamme vive de la solea et l’élan vital qui allait nourrir toute la grande famille flamenca », écrit Bernard Leblon 6, mais un phénomène surprenant : « la joyeuse et légère séguedille d’autrefois est devenue méconnaissable. Certains de ses vers se sont allongés ; sa structure métrique a éclaté. La chansonnette occidentale sur un rythme à trois temps s’est chargée de mélismes et de ruptures insolites pour se transformer en “chant long” oriental, dont la mesure s’est fondue dans un souffle sans limites. (...) ses paroles et son style d’interprétation (...) qui étaient désinvoltes et joyeuses, sont devenues profondes, déchirantes et tragiques. 7 » Que s’est-il donc passé ? Paradoxe gitan ou simple mutation musicale gitane ?

Un bouleversement du monde gitan dans une époque de bouleversements exprime l’entière réalité de leur tragédie. De la basse Andalousie, le cante jondo 8 puise sa force dans sa lointaine origine et ses profondes racines à la fois modernes et de tout temps, de tout temps modernes, mais né des conditions modernes de la production, du pouvoir de la lumière sur l’ombre, du social dissous dans le temps vécu des choses. Ces conditions taillées dans la chair et dans le chant écrivent l’histoire de la communauté pour la communauté. Ces singulières tribus en sondent les blessures anciennes pour en extraire une seule, magnifique dans sa poésie absolument moderne dans sa forme et le fond, et terrible par la conscience de la perte définitive de leur liberté, qui n’avait pas à se justifier. Par la dévoreuse logique unificatrice, la Terre est devenue trop petite pour y loger à deux. Pas de contradiction. Les Gitans chantent comme autrefois mais autrement, la machine de mort soit l’intégration menée dans une nouvelle danse macabre où les blessures d’amour et de la vie, les humiliations, la peur, la faim et toutes les souffrances des siècles de voyages ne sont rien à côté d’une telle mort. « “La vie d’avant” c’était souvent la misère, une survie précaire (...). Les Gitans d’alors étaient plus gitans qu’aujourd’hui, (...) plus dignes, plus solidaires. La charrette tirée par une mule le long des routes est une image de liberté perdue. Quelle était dure cette vie !, mais quelle était belle ! C’était une vraie vie de Gitans ! » 9 La dispersion millénaire, la loi immuable s’est égarée et la solitude achevée se concentre dans les taudis : « un mineur criait ainsi -tout au fond d’une mine, -un mineur criait ainsi : -Dans quelle solitude je me trouve ! -Je n’ai d’autre compagnie qu’une lampe -et je ne trouve plus la sortie 10 ».

L’être face à lui-même sans écho, un espace-temps sans issue, mais solitude de grande intensité qui, théâtralisée, prend corps dans sa communauté menacée. Mais c’est encore un échange qui lie ceux, qui ont perdu leurs routes et cherchent à se réapproprier ce qu’ils ont perdu, en mettant dans le même temps à vif la perte. Ce que le Jésuite espagnol, Balthasar Gracian 11, affirmait encore au 17e siècle, « Nous n’avons rien à nous que le temps, dont jouissent ceux mêmes qui n’ont point de demeure », n’est plus pour les Gitans d’Espagne et ne le sera plus sur toute l’étendue de la Terre, quand l’hypocrite mensonge serait de faire croire qu’il ne s’agit que de faits raciaux. Le temps est alors l’immobilité des hommes, celle même de leur langue dans l’uniformité du temps des choses partout unifiés.

Du cœur imprégné de sang -De l’homme ont poussé ces branches -De la nuit et du jour, où pend -La lune aux couleurs criardes. -Quel est le sens de tout chant ? -“Que toutes choses s’effacent”. William B. Yeats, Vacillation.

 

  • 1. Tariq Ali, L’ombre des grenadiers. Sabine Wespieser éditeur. 2002.
  • 2. Jàszkisér, extrait de Baj van baj van babám... CD dédié à Karoly Rostás dit Huttyá. Rom sam ame ! (Nous sommes Tsiganes !) traditions tsiganes en Hongrie. Fonti musicali, Bruxelles. 1991 (?).
  • 3. Bernard Leblon. Flamenco. Éditions Actes Sud. 1995.
  • 4. Fernanda Eberstadt, Le chant des Gitans. A la rencontre d’une culture dans le sud de la France. Éditions Albin Michel. 2007.
  • 5. Copla relevée par Bernard Leblon, Flamenco. Ibid.
  • 6. Bernard Leblon, Musiques tsiganes et flamenco. Paris, 1990, L’Harmattan.
  • 7. Bernard Leblon, ibid, page 27, souligné par nous.
  • 8. Cante jondo : en andalou : « chant profond ». Euphémisme proposé par Manuel de Falla et federico Garcia Lorca pour remplacer le mot « flamenco », devenu trop péjoratif au début du siècle (20e ). Cf Bernard Leblon.
  • 9. Le livre des Gitans de Perpignan. Collectif. Éditions L’Harmattan. 2003.
  • 10. Bernard Leblon. Flamenco. Ibid.
  • 11. Balthasar Gracian, l’Homme de cour. Éditions Champ libre. 1972.
Publié le 6/12/2009 par L'Achèvement