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Constellation de figures singulières

 Une révolution qui ne se savait pas l’être

 

« La singularité est dangereuse en tout », Fénelon.

L’« idée de mort-par-amour est l’un des traits qui nous parait constituer la commune substance de l’amour arabe et de l’amour provençal. » 1 Confluence, influence arabes, juifs, troubadours, évidence du temps des Héros où les frontières étaient perméables à l’universel fond sonore que décrit Guy Lévis Mano : coplas « aux motifs perpétuels, communs et limités : la femme et l’homme, l’amour, la haine, la pauvreté, la peine, la mort ». 2 L’obstacle dans l’amour à l’épreuve constante qui maintient la passion sur le feu, un jeu à l’épreuve du temps. Ou ce malheur-bonheur, souffrance, spleen défie l’humanité à la recherche de ce qu’est la vraie vie, y accéder. Mais Rougement dit que « cette vraie vie n’existe pas, c’est la vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré d’héroïsme, n’annoncent pas le Jour, mais la Nuit ! » 3 Tragédie, Rimbaud : la vraie vie est absente, une autre situation, mais une même perspective, ce que les mots du Jour ne peuvent dire, le chant noir tsigane, le troubadour et les poètes le peuvent, leurs mots sont la Nuit dans la nuit pour jeter un peu de lumière. L’autre mystère de ces groupes venus de l’Inde à la recherche, sans jamais trouver la mythique vraie vie, pour eux ou pour l’errance Troubadour et des poètes d’alors. Où Être est le sens de la vie choisie, qui prend ainsi son sens vrai dans le voyage qui ne peut finir, une conscience bien avant celle de l’histoire. Que les Tsiganes sont ceux qui ont le mieux et le plus longtemps réussi à protéger l’être, comme ce dicton gitan, ne saute pas de ton ombre rester soi, c’est-à-dire Rom, homme et sa communauté (par opposition aux étrangers). 4

Le chant tsigane alterne sans rupture de la joie à la tristesse, etc. Cycle de l’amour, cycle de la vie, cycle du temps. La musique tsigane, nous dit Patrick Williams, « celle qui est préservée du regard extérieur est vocale, c’est le chant qu’aucun instrument n’accompagne. Pour parler de leurs chants, les Rom, qu’ils soient (...) de partout, disent “chanson”. (...) Et pour “chanter” (...) ils disent tout aussi bien “parler” : “je vais vous dire une chanson” -“tu as bien parlé”, et la chanson devient “parole”, et même “parole vraie”. » 5 Parler vrai, c’est parler Rom, sans rupture de la vie quotidienne aux énigmatiques passions, mais où la mort est la plus forte des passions, elle tue la vie, tue l’amour, elle donne un sens profond de révolte où amour égale mort, triomphe la séparation. Le chant théâtralisé, comme action universelle, retarde la crise ou donne un nouvel élan à la passion. Ainsi, René R. Khawam dans sa préface à La poésie arabe : « Il est en effet des poèmes de cette sorte qui transportent l’esprit loin au-delà de l’horizon des mots, qui sont même les plus belles invites que nous sachions à l’envol, au dépassement de soi, à la partance (dans le mot qasîda se retrouve la racine d’un verbe qui signifie “tendre à”, “se diriger vers”). Dans tous les cas, il s’agit de s’arracher à la tyrannie des apparences, à la médiocrité d’une vie engluée dans l’illusion ou dans l’habitude. Le poète commence par évoquer le souvenir de la demeure fragile où logeait hier encore le désir : la bien-aimée partie, il ne reste sur le sable que de piètres vestiges. » 6 La vraie vie est absente, une ruine, la séparation ou le non pouvoir sur l’objet, l’aimée, la poésie telle l’histoire se ressaisit du temps contre l’oubli.

Une révolution qui ne se savait pas l’être, dans la mesure où elle était sans cette volonté consciente de transformer le monde et les mœurs de sociétés qui n’avaient pas quitté un monde où vivait encore un paganisme naturel ou hérité, mais où les épices comme des idées nouvelles et des philosophies sur l’Être, le monde visible et invisible, d’esthétique et de sciences, qui ne venaient pas de la Grèce antique mais d’Orient, s’échangeaient librement. Et, dans cette période de troubles et d’agressions guerrières, un corps social où se mélange mythe et réalité est travaillé de l’intérieur par de violentes agitations contestataires. Un désordre qui ne pouvait que déplaire à une Église conquérante, à l’État moderne naissant favorisé par l’émergence d’une puissante bourgeoisie. Une lutte entre nature et économie, et, où « les causes de la curieuse contradiction qui apparaît au 12e siècle entre doctrines et les mœurs, l’amour-passion

est apparu en Occident comme l’un des contrecoups du christianisme. » 7 Plaisir parfait, la fin’amors du troubadour, modifiait la perception du temps, dans le désordre et les contradictions du Moyen Âge où ne pas aimer comme le commun, c’est se sentir autre.

« Moi qui vous parle, j’ai bandé à voler, à assassiner, à incendier, et je suis parfaitement sûr que ce n’est pas l’objet du libertinage qui nous anime, mais l’idée du mal ; qu’en conséquence, c’est pour le mal seul qu’on bande et non pas pour l’objet », Sade, Les cent vingt journées de Sodome.

Ainsi, du plus profond chant jaillissent les paroles de la passion active de la Nuit qui dicte ses décisions fatales, la chaîne de l’imagination dans l’amour, la chaîne du mal dans le désir, la chaîne de la mort dans l’amour, le pouvoir, le conflit, « Ma flamenca -Ma chaîne à moi », chante Manu Chao. En écho répété qui contribue à donner à la poésie noire un caractère incantatoire en accord à l’antique magie de ses commencements, magie à laquelle le flamenco est resté fidèle et sensible encore aujourd’hui, sur les questions de la séparation dans l’amour, la vie, la mort, dont même la chaîne est fragile pour lien éternel. Une loi immuable pour que la communauté reste unie. Maisla Danse Macabre 8 composée de 23 couples formés d’une Mort et d’un Vivant, rappelle que Pape, Empereur, Roi, Evêque, Chevalier, Bourgeois, Dame de cour, Ménestrel, Laboureur, Enfant, Pèlerin, Amant, Aimée, et même tsigane, nous sommes tous égaux devant la Mort. L’ultime passion qui a tous les pouvoirs et avec qui l’on est enchaîné à vie, à sa Danse comme à sa Dame.

Les Tsiganes empruntent non pour imiter la poésie, cette négation supérieure, mais pour la conformer à leurs propres goût, conduite et mœurs, construisant ainsi en permanence une poésie en ruine perpétuelle. Se purifier des charmes du pouvoir, celui-là même de la mort, de la part maudite de la réalité humaine de ses pensées, -que le roman noir, qui fascine magnifiquement Annie Le Brun dans Les châteaux de la subversion, et Sade poursuivirent pour la réalisation de l’individu libéré du crime.- Crimes d’amour, crime du code d’honneur, sang, haine, division. Circonstance périlleuse mais affirmation de la vie et de l’amour : « Ne t’insurge pas, ma belle, -Si les tiens me tuent -J’avais fais le serment -De te payer de ma mort. » 9 Et en Andalousie, Ibn Qozmân : « O joie et vie de l’amoureux O cause de sa mort et de son existence ! Dès qu’il vit tes yeux il fut tué par eux, et le meurtre par les yeux ne comporte pas de rançon. » 10 Une communauté et ses sous-tribus, qui jetées sur les routes par l’imaginaire qui les traversa comme un malheur, emportant avec eux un fond d’histoire, la plus primitive de l’humanité et la leur propre. Leur chant évoque la dispersion qui se joue de l’unification. Cette communauté qui rencontra cette étrange séparation Être ou Avoir, qu’elle détenait liés -la modernité répondra par Être et Avoir. En finalité, il en sera tout autrement. Passion et vertu, un code d’honneur dont la gageure est ma flamenca, ma chaîne à moi, l’Être et l’Avoir, l’aimée couronnée que chante Károly Rostás : « J’ai acheté pour ma femme -Un beau foulard rouge -Pour qu’elle ne ressemble pas à la nuit -Mais qu’elle ait l’air d’une reine ! » 11 Et l’anonyme roman de Flamenca 12, écrit vers 1240-50 : « Un fou jaloux emprisonne et cache -la plus belle dame du monde, -et la mieux faite pour l’amour. » Une constellation de figures singulières de la vie possible et contradictoire en bastardie, ces 11e, 12e et 13e siècles se tiennent à la croisée d’idées anciennes et nouvelles de la représentation du temps, de l’univers visible et invisible, intérieur et extérieur de l’homme, que la poésie et le roman brassent, et avec qui, l’écrit n’est plus l’unique pensée et mémoire de l’État.

Une révolution culturelle qui bouleversa un temps l’amour, la vie, la mort, le sacré. Le temps des Héros et celui nomade qui refusaient les frontières dans l’être comme sur terre, mais où seuls ceux, seigneurs, chevaliers, troubadours et nomades, qui ne travaillent pas vivent. Une révolution qui ne se savait pas l’être, sans unité, mais marquée par autant de singularités et de contradictions que de possibles. Le Moyen Âge était déjà miné par l’histoire avec les luttes entre l’Église, les pouvoirs étatiques, la bourgeoisie, les cathares et les révoltes insurrectionnelles des paysans millénaristes. Mais ce temps, comme on le dit aujourd’hui de l’histoire, est mis hors-la-loi. Le monde changeait de base.

 

  • 1. René Nelli sur l’Erotique des troubadours, cité par Denis de Rougemont dans, L’amour et l’occident.
  • 2. Guy Lévis Mano, ibid.
  • 3. Rougemont, ibid.
  • 4. Dans La découverte de l’ombre, de Roberto Casati, aux éditions Albin Michel, 2002, page 129, nous découvrons cette curiosité : « les indiens ont imaginé une horloge rudimentaire (...) que l’usage d’un homme comme style d’une horloge solaire était très répandu (au point d’être attesté dans la langue ; d’après E. S. Kennedy, le commentateur moderne d’al-Bîrûnî, “la plus vieille expression sanskrite pour désigner l’ombre d’un gnomon était paurusî châyâ, soit homme-ombre ; cette expression est demeurée en usage en Inde jusqu’au IVe siècle)”. »
  • 5. Patrick Williams, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques.
  • 6. René R. Khawam La poésie arabe. Ibid.
  • 7. D. de Rougemont, L’amour et l’occident.
  • 8. Fresque peinte, Abbaye St Robert de La Chaise Dieu, vers 1470-80.
  • 9. Tiré de Paroles de Gitans, textes présentés et recueillis par Alice Becker-Ho. Éditions Albin Michel. 2000. Nous avons choisie, parmi d’autres, cette traduction qui est plus « gitane ». Il s’agit là d’une tonà, l’une des formes les plus anciennes (archaïque) du répertoire flamenco. Elle fait partie du genre dit « a palo seco », c’est-à-dire sans accompagnement de la guitare.
  • 10. Ibn Qozmân, 1095-1159, extraite de L’éloge et la plainte. Trésor de la poésie universelle.
  • 11. Patrick Williams, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques.
  • 12. Flamenca (sans aucun rapport avec le flamenco) : Les Troubadours, l’œuvre épique. Bibliothèque européenne. Desclée de Brouwer. 2000.
Publié le 6/12/2009 par L'Achèvement