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Dernière visite de l’abîme avant fermeture définitive

 L’homme sacrifié, temps des Héros et temps gitan hors-la-loi.

Le temps, ce petit enfant qui serre dans la main un miroir de cendre.
Karoly Bari.

Que la terre s’ouvre -Je ne veux plus vivre -Si c’est pour vivre ainsi -Je préfère mourir. 1

On déclame contre les passions sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien. Sade, Histoire de Juliette.

La danse macabre
 

« Dans les divers pays de l’Empire byzantin, les Tsiganes (...) se trouvaient en rapports constants avec les habitants et avec les voyageurs. Ils apprenaient à parler d’autres langues. Ils empruntaient aux chrétiens au moins une partie de leurs croyances et de leurs rites (...) ils rencontraient aussi des pèlerins, auxquels tout le monde faisait bon accueil », note François de Vaux de Foletier. 2 « Car en ces temps, le pèlerin rapportait d’Orient un prestige qui, le plaçant au rang d’hôte sacré, lui ouvrait toutes les portes aussi bien des évêchés que des châteaux féodaux. Les Gitans usèrent en maîtres de cette position. » 3 Le gain est légitime à une condition toutefois, qu’il soit promptement et libéralement dépensé. Rapine et générosité luxueuse du don, ici aussi la nature du point d’honneur marque la ligne de démarcation entre société naturelle et féodale, et celle bourgeoise qui entre dans l’histoire. Les mots noble et libre s’égalent, et on imagine que les premiers groupes Tsiganes arrivés en Europe au 15e siècle, ces Princes, dont le mot est d’origine romani, furent accueillis, mais pas longtemps, en tant que tels. Une vie libre comme un passage sans retour, mais où l’or de la vraie vie, comme les éléments de l’univers s’éloignent les uns des autres, chaque jour plus vite plus loin de leur origine. Quête du bonheur et mélancolie, la vraie vie est absente, tel le pèlerin pour qui le sens de la vie est ailleurs, et qu’une fois l’aventure de la vie vraie Gitane arrêtée au porte de la modernité, le Gitan gardera du pèlerinage un peu du plaisir de la liberté hors-la-loi, la haute raison où tout en ce monde, même la beauté est promise à la mort.

Les premiers groupes Tsiganes furent signalés en 1419, en France dans la petite ville de Châtillon-en-Dombes. En 1421, c’est au tour des gens du Nord de contempler ces représentants d’un monde fabuleux. Au mois de juillet 1422, une bande plus nombreuse descendait en Italie, et en août 1427, ils apparaissent pour la première fois aux portes de Paris. Mais, déjà, ils ont franchi les Pyrénées. En Espagne la prise de Grenade en 1492, marque la fin de la reconquista par les catholiques. En « décembre 1499, les troupes chrétiennes, faisaient irruption dans les cent quatre-vingt-quinze bibliothèques de la ville et les douzaines d’hôtels particuliers qui abritaient les collections privées les plus connues. Tous les ouvrages écrits en arabe furent confisqués » 4 et brûlés sur la place publique.« En réalité, les Rois Catholiques avaient surtout prêté attention à un autre danger : le mélange des religions, des mœurs et des races. Ce mélange, qui avait fait au XIIIe siècle la souple complexité de l’Espagne, va céder la place à une passion d’unité, à un exclusivisme religieux... » 5

Avec le déclin du Moyen Âge, la loi du temps cyclique gitan, qui par la communauté se renouvelait, se renverse irréversiblement. Les guerres, les grandes épidémies, les famines, les bûchés, les révoltes paysannes, partout se manifestait une obsession de la mort, représentée par la Danse Macabre ou le triomphe de la mort, représentations peintes que l’on retrouve dans toute l’Europe du 15e siècle, le temps irréversible où toute chose terrestre se corrompt. Au XVe siècle, nous dit Johan Huizinga, « ce n’était ni de mode ni de bon ton, pourrait-on dire, de louer ouvertement la vie. Il convenait de n’en mentionner que les souffrances et le désespoir. Le monde s’acheminait vers sa fin, et toute chose terrestre vers la corruption. 6 » Et le poète Jean Meschinot, vers 1420-1491 : « Puces, cirons et tant d’autres vermines -Nous guerroyent, bref, misère domine -Nos mechans corps, dont le vivre est très court. » Non seulement le temps s’avère irréversible, mais aussi captif, plus précisément pour les Gitans qui renvoyés en prison, aux galères, aux travaux forcés , n’auront plus même l’emploi de leur temps. En 1841 dans The Zincali, George Borrow l’exprima ainsi : « la loi du Roi a tué la loi du Gitan ». Deux modes de vie, deux temps, non plus côte à côte, mais face à face, où pour la première fois le travail devient avec la bourgeoisie, la valeur.

« En arrêtant pratiquement son récit au milieu du 13e siècle, Marc Bloch a également senti que s’ouvre alors une phase nouvelle où le mot “féodal” a perdu l’essentiel de son poids », écrit Robert Fossier dans sa préface à La société féodale de Marc Bloch 7. A la fin de ce même siècle Jacques de Voragine rédigea La légende dorée, qui participait à un objectif de l’Église et de la monarchie, de « maîtriser le temps cyclique de l’année dans le temps linéaire d’une histoire sainte » 8, d’en réaliser le calendrier où les saints seraient selon Jacques Le Goff des marqueurs de ce temps. Un nouvel ordre du temps incarné par Dieu, où la représentation des passions d’un autre temps sont la représentation du temps des passions captives -ce calendrier doublé de l’idéologie bourgeoise qui réapparaîtra à la fin du 18e siècle-. « Si la représentation antique du temps est un cercle, l’image qui oriente la conceptualisation chrétienne est celle d’une ligne droite. (...) “Cet univers créé et unique, qui a commencé, qui dure et qui finira dans le temps, est un monde fini et limité aux deux bords de son histoire”. Puech. De plus, et contrairement au temps sans direction du monde antique, ce temps est doté d’une direction et d’un sens : il se déroule de manière irréversible, de sa création à sa fin -avec pour référence centrale l’incarnation du Christ », Giorgio Agamben. 9

D’une réédition illustrée au 15e siècle de la Légende dorée, nous examinons deux icônes 10 pour leur représentation de l’obscur chemin détourné des passions, le martyr des saints leur solitude dans laquelle l’Église les tient captifs et éloigne l’Être de son sujet -ses passions et ses noires pensées, désir-pouvoir ou esclave-maître-. L’Église, pour laquelle on ne parle jamais de sadisme. Saints écartelés, décapités, crânes fendus en deux, vierges ébouillantées, démons voraces « et leurs ingénieuses luttes victorieuses pour conserver leur vertu ». « D’où peut naître la terreur, si ce n’est des tableaux du crime triomphant, et d’où naît la pitié, si ce n’est de ceux de la vertu malheureuse ? », écrivait Sade de sa prison.

 

 

 

La légende dorée
La légende dorée

Ces icônes « offrent le même angle de vue rapproché ne laissant voir que l’intérieur de la geôle conçue comme une niche aux dimensions des corps saints. Une bordure, un encadrement, parfois même des barreaux nous tiennent à distance de cette prison close, délimitant ainsi nettement l’espace de celui qui regarde le livre d’une part et d’espace de l’image d’autre part, à savoir le lieu carcéral de la sainte. Le plan de coupe de ces représentations instaure donc une frontière, une distinction entre un monde laïque induit par notre présence devant l’image, et un monde sacralisé par la présence de la sainte opérant des miracles en son alcôve. Par-delà la figuration de la prison (...), le lieu de la détention, d’un gris épais et mat évoque l’idée de cellule, au sens monastique du terme, c’est-à-dire l’espace étroit, autant mental que réel. (...) Un espace intérieur qui est comme la protection d’une prédisposition à susciter le “surnaturel”. Aussi, de l’autre côté de la grille, tout peut arriver. De frêles et juvéniles créatures combattent les forces du Mal et remportent des victoires : Julienne terrasse le démon tentateur qui l’incite à céder à son époux tandis que Margueritte, dévorée par le dragon, sort intacte de cet engloutissement diabolique. La prison apparaît ainsi comme le théâtre de poche du combat intime, l’antre de la victoire sur soi-même, le lieu où triomphe la loi divine à travers les saints qui résistent, luttent et témoignent. » 11

Technique de l’Église de dépossession de l’imaginaire de l’homme, imaginaire qui maintenait l’homme en équilibre entre mythe et réel, quand celui privé de subjectivité, putsch de l’église, se tient en étranger et déséquilibré face à son être profond captif. Au « Moyen Âge la légende du Graal avait revêtu des formes très diverses (...) son origine se perd dans la nuit où naissent les mythes et d’où ils sortent, à la fois féconds et confus, profonds et ambivalents, images de soi que l’humanité tire des ténèbres ancestrales, (...) [Chrétien de Troyes] manie les images les plus redoutables du patrimoine mythique sans avoir l’air de se douter qu’elles sont lourdes de terreurs ataviques et de périls. (...) [il] est le poète de ce moment, unique dans l’histoire médiévale, où la morale l’emporta sur la spiritualité, et où la société courtoise se préoccupa d’établir l’harmonie d’une civilisation toute terrestre, plutôt que d’orienter la vie des hommes selon les exigences du salut et les espérances intemporelles 12 », relève Albert Béguin, en 1943-45, dans sa préface à La Quête du Graal. Dans ce même livre, page 12, Yves Bonnefoy rappelle que, « tout se passe en vérité (...) comme si l’humanisme cherchait dans ces aventures magiques et nocturnes à affronter les instincts mauvais et aberrants, les forces les plus troubles de l’inconscient. » Si encore aux 14e et 15e siècles ces contes sont lus, à la Renaissance ou au temps de la raison et du rejet des valeurs médiévales, ils sont oubliés, « faut-il croire, questionne Yves Bonnefoy, que l’énigme qui avait suscité de si diverses réponses a fini par perdre son pouvoir ? 13 » Albert Béguin ajoute, page 40, qu’« on peut mesurer aisément toute la distance qui sépare notre intelligence de l’âme de celle que possédait le moyen âge ; il suffit pour cela de mesurer l’étrange ignorance où nous sommes du mal inhérent à notre nature. Lorsque nous découvrons soudain sa puissance, lorsque nous nous trouvons affrontés à la présence indiscutable du crime, du meurtre, de la folie sanguinaire, nous demeurons stupéfaits. Nous ne pensions pas que tout cela fût caché dans l’homme. Les médiévaux le savaient exactement. Ils vivaient comme dans la compagnie familière de la faiblesse ou de la méchanceté de nature ; mais aussi ils osaient lui faire face, la combattre, et la confesser. »

 

Bagdad, attentat au ministère de la justice, le 25 octobre 2009
Bagdad, attentat au ministère de la justice,
le 25 octobre 2009

Sade, dans Les infortunes de la vertu, « le triomphe de la philosophie serait de jeter du jour sur l’obscurité des voies dont la providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer d’après cela quelque plan de conduite qui pût faire connaître à ce malheureux individu bipède, perpétuellement ballotté par les caprices de cet être qui, dit-on, le dirige aussi despotiquement, qui, dis-je, pût lui faire entendre la manière dont il faut qu’il interprète les décrets de cette providence sur lui, la route qu’il faut qu’il tienne pour prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être encore parvenu à la définir. 14 »

L’homme coupé de sa nuit intérieure, enfermé derrière les grilles du silence, le putsch de l’Église a triomphé, l’imagination des désirs, étroitement liés au Moyen Âge, est séparée en amour comme en toute chose. L’espace intérieur séparé du corps, l’homme devenu spectateur de lui-même est condamné à d’inédites souffrances. Ce que renvoie cette terrible image, le film de Dalton Trumbo, Johnny s’en va en guerre qui illustre, dans tous les sens, la nature criminelle du règne modernisé lors du premier conflit mondial. Qu’il soit arrivé ce qui ne devait pas arriver, dans un temps, d’un paysage où rien ne reste inchangé par la force destructrice des explosions, et qui amènera vers où tout se révèlera mensonger. Johnny s’engage volontaire dans le conflit 14-18. Atrocement mutilé par un obus, sans jambes ni bras, ni yeux ni oreilles, sans visage la moitié du crâne emporté, les médecins qui le croyaient psychiquement mort, avaient récupéré cette chaire vivante sans cervelle pour l’expérience. Emmuré mais conscient, il ne peut communiquer que par morse et c’est par quoi il parvient a faire comprendre que soit mit fin à l’atroce situation. Les médecins le mettent au secret dans une chambre d’hôpital, porte et volets clos. La nuit dans les ténèbres.

 

Triomphe de la Mort, peint sur les murs d’un ancien hôpital de Palerme, vers 1445.

Car si un corps même mutilé sans conscience « jouit » du peu de soleil, une conscience sans corps, comme l’esclave rebelle, est un criminel à qui rien ne peut être pardonné. Ultime cruauté, du face à face d’une conscience à vif qui se referme sur elle-même comme une trappe. La conscience emmurée de l’esclave moderne, le lieu où triomphe la loi du temps des choses, s’y résigner sans pouvoir expérimenter, ni lutter ni témoigner, où toute expression n’exprimera plus que la passivité. « En un sens, l’expropriation de l’expérience se trouvait impliquée dans le projet fondamental de la science moderne », Giorgio Agamben. 15 L’histoire contre l’oubli passe à l’oubli contre l’histoire, rien de commun avec l’intuition et l’expérience des nomades ou le voyage, l’oubli, c’est renoncer à l’histoire, cette liberté consciente d’être maître mais pas esclave.

 

  • 1. Musique et chant de Paco El Lobo, texte traditionnel (cabal). CD, Aficion. Musique du monde, 2001. Cabal : siguiriya en tons majeur. Cette version est attribuée à Silverio Franconetti, cantaor et créateur des premiers cafés cantantes flamencos vers le milieu du 19e siècle.
  • 2. François de Vaux de Foletier, Les Tsiganes dans l’Ancienne France. Société d’édition géographique et touristique. 1961.
  • 3. Alice Becker-Ho, Du jargon héritier en bastardie. NRF, Gallimard. 2002.
  • 4. Tariq Ali, L’ombre des grenadiers. Sabine Wespieser éditeur. 2002.
  • 5. Pierre Vilar, Histoire de l’Espagne. Que sais-je ? 2009. Note de février 2010.
  • 6. Johan Huizinga, L’automne du Moyen Age. Petite Bibliothèque Payot. 1993.
  • 7. Marc Bloch, La société féodale. Ibid. Page XII.
  • 8. Jacques Le Goff. Préface à Jacques Voragine, La légende dorée. Éditions de la Bibliothèque de la Pléiades. 2004. Pages XII et XIII.
  • 9. Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Petite bibliothèque Payo. 2001. Critique de l’instant et du contenu.
  • 10. La légende dorée. Ibid. La « Légende dorée » et ses images, par Dominique Donadieu-Rigaut : Page LXX.
  • 11. Souligné, en italique, par nous.
  • 12. Présentée et établie par Albert Béguin et Yves Bonnefoy, La Quête du Graal. Points, Sagesses. 1982.
  • 13. Albert Béguin et Yves Bonnefoy. Ibid.
  • 14. Sade Les infortunes de la vertu, éditions GF Flammarion. 1969.
  • 15. Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Ibid.
Publié le 6/12/2009 par L'Achèvement