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Le théâtre gitan

Une logique existe pour la poésie. Ce n’est pas la même chose que celle de la philosophie. Les philosophes ne sont pas autant que les poètes. Les poètes ont le droit de se considérer au-dessus des Philosophes. Lautréamont. 1

Les métaphores sont à l’argot ce que l’image du Gitan est au Gitan. Alice Becker-Ho. 2

De toutes les coplas, il faut en démêler les bruits du temps, démêler ceux des fers modernes de ceux de la mémoire ancienne qui persiste encore de nos jours, pour découvrir qu’à l’origine du chant Gitan se tenait une protestation contre la machine, « (...) mal éternel des Gitans -Mal solitaire intègre et pur ! -Mal secret des courants obscurs -Et petit matin confondant ! 3 » Et le flamenco, une lutte ancienne doublée contre la terrible machine moderne qui abolit les mystères de l’amour, de la vie et de la mort, qui abolit la contradiction, et comme dans l’argot et la langue des Gitans, on retrouve les thèmes liés à la vie des classes dangereuses, dont l’étymologie et la véritable signification de flamenco 4 montrent l’association (le terme de flamenco sera au début du 20e siècle remplacé un temps par cante jondo -chant profond-). Ainsi les « Tsiganes ne sont pas un peuple, mais les derniers descendants d’une classe de hors-la-loi d’une autre époque » 5, « les Gitans notre moyen âge conservé ; classes dangereuses d’un autre temps.(...) Ils sont en quelque sorte des “primitifs” ayant affronté le monde moderne avec des armes anciennes (argot, magie des mots, esprit de tribu). En définitive, leur histoire, leur mémoire, leur écriture sont tout entières contenues dans leur langue qui est une langue de la lutte, tout comme l’argot. 6 »

Les coplas, observe Demofilo lors de la publication de sa première anthologie, « ne sont pas faites pour être écrites, car c’est la musique et, plus encore, le ton émotionnel avec lequel elles sont dites qui leur donne leur véritable sens : “Une copla écrite est une copla estropiée”. 7 » Tel l’argot a été construit pour être parlé, tout comme la langue des Gitans. La copla, la plus ancienne et impossible écriture qu’ils aient mis au service de l’impossibilité du dire ancien et de l’impossibilité de dire de la mauvaise vie, invariablement pour prendre son élan la pensée du Gitan pour vivre libre a cette incarnation, serait-ce sous la forme du chant, la parole vraie, qui constitue la matière vivante de sa liberté. Une mise en scène aussi qui incarne des blessures de l’âme et du corps, loi et communauté, l’antique demeure de la langue Gitane se fait théâtre, le sien propre chant de la dispersion, une constellation de figures singulières, mais quelle en serait la cause e, un lieu où la violence ne peut être refoulée, la passion et le silence en sont le tissu, l’articulation vivants. Ce théâtre qui devient le flamenco, « une esthétique de la ruine » dit Fernanda Eberstadt 8, où leur histoire, leur mémoire, leur « écriture » sont toutes entières contenues dans le chant, chant de la lutte, tout comme leur langue, tout comme l’argot. Et « tous les argots se ressemblent, parce que en argot on pense de la même façon. L’argot n’a pas de climats, pas de patrie, pas de frontières 9. » Art du rapt, des croisements, des déformations, des silences, mais art des mots. Ainsi Balzac au sujet de l’argot : « chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse ou terrible (...) Qu’est-ce que l’expression se coucher, comparée à se piausser, se revêtir une autre peau ? Cité par Alice Becker-Ho. 10 » Un jeu dans le drame, un drame dans le jeu : Je me roule dans une cape -Une étrange cape -Qui a l’odeur du sang, chante Chocolate. 11

L’obstacle, le non-dit, la déformation des mots et le silence dans le vers, la singularité hors-la-loi s’exprime dans la copla. « Ces syllabes dépourvues de sens qui, au début ou à la fin des phrases mais aussi entre les mots ou à l’intérieur même d’un mot, bouleversent l’ordre métrique.(...) Pause : Il s’agit d’une coupure caractéristique pratiquée à l’intérieur d’un mot, le plus souvent avant la dernière syllabe du dernier mot d’un vers.(...) Cette césure signe l’interprétation proprement gitane, proprement rom. Ainsi l’élément qui scelle l’unité [Gitan, Rom] et proclame la communauté d’origine est une coupure, un blanc, un silence -ce suspens in extremis : l’avant-dernière syllabe du dernier mot d’un vers. Chanter l’origine, chanter l’unité : chanter une séparation. 12 » Le chant noir primitif un théâtre vivant entre mythe et réel, sur lequel pivote depuis le commencement, ciel et enfer, bien et mal, amour et mort. Changement de temps, changement de décor, le poète se re-oriente, le flamenco ce chant long archaïque devient Le grand théâtre dramatique gitan, hors toute valeur intellectuelle ou littéraire, une critique de la raison raisonnable et de l’économie politique. Critique qui rend compte de la solitude face à la féroce déshumanisation, rend l’autre théâtre qu’est la vie, plus précaire plus illusoire et sans mystère. Et si les souffrances de l’amour de la mort ne peuvent être supprimées, c’est parce qu’elles entrent dans la vie avec la vie, inséparablement, mais dans le nouveau décor tout sens toute souffrance deviennent impasse, sans Orient. Dépassionner la question de la séparation c’est supprimer la contradiction. Le flamenco est un affranchissement poétique mais surtout politique, qui réaffirme l’indépendance, la singularité et la séparation qui en dépend, séparation de l’autre, du un hégémonique et du peuple qui s’y soumet.

Cette séparation devrait être une évidence pour tout le monde, « aujourd’hui que l’idée de peuple a perdu depuis longtemps toute réalité substantielle. Même si on admet que cette idée ait jamais eu de contenu réel, au-delà de l’insipide catalogue de caractères recensés par les vieilles anthologies philosophiques, elle a été vidée de tout sens par ce même État moderne qui se présentait comme son gardien et son expression : malgré tous les discours des gens bien intentionnés, de nos jours le peuple n’est plus que le support vide de l’identité étatique et n’est reconnu qu’en tant que tel. (...) si les puissants de la terre prennent les armes pour défendre un État sans peuple (le Koweït), les peuples sans État (Kurdes, Arméniens, Palestiniens, Basques, Juifs de la Diaspora) peuvent au contraire être opprimés et exterminés impunément, pour qu’il soit clair que le destin d’un peuple ne peut être qu’une identité étatique et que le concept de « peuple » n’a de sens que recodifié dans celui de citoyenneté. » 13

Le silence, le secret qui ne parle de Gitan qu’au Gitan.

Un théâtre ancien et moderne d’une communauté qui rend compte du château intérieur auquel elle ne peut accéder. Qui rend compte des vicissitudes des ténèbres de l’homme, et du subir des lumières du monde essentiellement matériel, où le dehors et le dedans de l’Être sont confondus pour disparaître. Autant de pièges et d’entraves aux ailes de la vraie vie gitane qui est condamnée dans l’immobilité. Il fallait un chant puissamment libérateur qui ne serve pas à travestir ni à refouler la réalité intérieure, ni même extérieure de l’être, mais à les dévoiler jusqu’à l’inconvenance érotique, jusqu’à l’inconvenance de la voix nue, inconvenance de l’espace infini de la poésie pour dévoiler l’inconvenance du monde fini tel qu’il préfigurait déjà au 18e siècle. Et la séparation subie d’alors, l’absence de tout pouvoir, du pouvoir des mots mêmes, silence, c’est elle, la séparation qui règne en tout pour tous, une dépossession de la loi du temps vécu. Ce désarroi moderne commun est chanté pour ne pas sombrer dans la spirale de la division destructrice, maintenir l’unité de la communauté dans la mémoire, le silence. Ne pas sombrer dans la stupidité répétitive. Plus besoin de repère ni d’horizon pour les Gitans, cela ne suffit-il pas pour comprendre le pourquoi du flamenco, cette révolte, quand la loi de la dispersion, la réalisation des désirs cachés dans la langue et dans le chant, ce temps singulier, deviennent hors-la-loi avec l’apparition de l’État moderne, déjà autour des 13-14e siècles.

Ce malheur qui se tient dans le Malheur, la seule force de sa conviction fait comprendre la portée de la négation, que le malheur chanté solitairement est le malheur collectif, où la parole est vraie, où chaque plainte solitaire, singulière, est une révolte collective. L’émotion partagée dévoile la violence de la machine perverse qui odieusement domine même l’imaginaire politique de l’homme, et que tous les accès à l’imaginaire ont été fermés : « un mineur criait ainsi -tout au fond d’une mine, -un mineur criait ainsi : -Dans quelle solitude je me trouve ! -Je n’ai d’autre compagnie qu’une lampe -et je ne trouve plus la sortie. » 14 Imaginaire et vécu s’allient, où la solitude au creux de cette prison où est emmuré le corps-communauté, est un cri modelé de la matière du temps passé. Archaïsme et modernité réunis, mais où le ciel et l’enfer sont définitivement séparés, non plus seulement comme présidait à l’origine le chant noir, mais où l’enfer domine le ciel de la vie. Une révolte de hors-la-loi : « Maudite soit la prison -Sépulture des hommes vivants -Où les braves s’entretuent -Et où les amis se perdent. » 15

L’impossibilité de dire, l’impossibilité d’être, un silence, un blanc, « Je ne chante pas pour qu’on m’écoute ni pour faire valoir ma voix. » Copla. 16 Le grand désarroi, la rupture de tous les sens qui faisaient sens collectif et une culture vraie. L’imposture du positivisme, « la marche générale de l’histoire, les besoins des États, la pression économique, tout pousse à l’assimilation des Tsiganes aux sociétés modernes », 17 la banalisation effective où le négatif de l’être collectif et individuel est englouti sous la fiction du bonheur matériel. Mais où le malheur s’est ancré, telle la prédiction que fit au début de 1970 Menyhért Lakatos, 18 « et si vraiment le retard de l’hiver, ou son refus de se montrer, prophétisait des temps “où l’on ne pourrait plus distinguer l’hiver de l’été, où les arbres fleuriraient sans donner de fruits, où les hommes s’entretueraient et où les chevaux baigneraient dans le sang jusqu’au poitrail”, alors, à quoi bon tenter de les rassurer ? »

Le flamenco change la perspective. Fin du 18e siècle, il ne fut pas seulement une protestation, mais une véritable révolution au sein, seul, des quartiers gitans, une révolution singulière dans le monde en bouleversement. Ce théâtre met à découvert les liens vitaux brisés par l’idéologie révolutionnaire nouée du discours religieux qui attentent à la liberté et à la singularité de l’homme. « Le mot “économie” n’a pas de sens pour les Tsiganes. S’ils y cherchent un équivalent ils ne trouvent que “ladrerie” », écrit Jan Yoors. 19 Ce théâtre met à découvert ce qui viendra obscurcir durablement le monde. Les Tsiganes qui savent partager savent dès cette époque, dont le choc trancha la chaîne, ma flamenca, le crime de la banalisation effective, que « ce n’est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres », écrivit Sade emprisonné. 20

  • 1. Lautréamont, Poésie II. Éditions de la Pléiade. 1970.
  • 2. Alice Becker-Ho Les Princes du Jargon. Folio-essais. 1995.
  • 3. Frederico Garcia Lorca. Romance du mal noir dans Romancero gitan, traduit par Alice Becker-Ho. William Blake. 2004.
  • 4. L’étymologie et la véritable signification de flamenco dans Les Princes du Jargon. Ibid.
  • 5. Giorgio Agamben, Les langues et les peuples, commentaires sur Les Princes du Jargon, dans Moyens sans fins. Bibliothèque Rivage. 1995.
  • 6. Alice Becker-Ho Les Princes du Jargon. Ibid.
  • 7. Bernard Leblon, Flamenco. Ibid.
  • 8. Fernanda Eberstadt, Le chant des Gitans. Ibid.
  • 9. Alice Becker-Ho. Les Princes du Jargon. Ibid.
  • 10. Les Princes du Jargon. Ibid.
  • 11. Sous les lauriers de Chocolate, Cante flamenco. CD Radio France. 1992.
  • 12. Patrick Wiliams. Chanter la séparation. Musique et identité. Texte présenté dans la revue n° 15 Ethnies, Terre d’asile, terre d’exil, parue en 1993.
  • 13. Giorgio Agamben. Ibid, Moyens sans fins.
  • 14. Bernard Leblon. Flamenco. Ibid.
  • 15. Paroles de Gitans. Ibid.
  • 16. Ibid, Bernard Leblon. Flamenco. Page 113.
  • 17. Les Tsiganes, par Jules Bloch. Éditions Que sais-je ? 1953. Page 115.
  • 18. Menyhért Lakatos. Couleur de fumée. Une épopée Tzigane. Édition Babel. 2000. Page 288.
  • 19. Jan Yoors, J’ai vécu chez les Tsiganes. Éditions Stock. 1968. Page 31. Considéré comme le premier livre tsigane.
  • 20. Lettre à sa femme, novembre 1783.
Publié le 6/12/2009 par L'Achèvement