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Accueil » En tout état de cause, communes » 6- La dynamique historique du capitalisme engendre sans cesse le "nouveau" tout en réengendrant le "même"*
*Moishe Postone1.
Déracinement, ou des populations flottantes. « Il y a deux poisons [ou stimulants] », dit Simone Weil, « l’argent et la peur qui propagent cette maladie. (…) Un système social est profondément malade quand un paysan travaille avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’était pas assez intelligent pour devenir instituteur2. »
1— Déracinement-intégration : « En 1943, un enquêteur du département de la Justice américaine, intrigué par les affaires d’IBM en Europe, chercha à en savoir plus. Il n’accéda jamais aux documents compromettants, mis à l’abri, mais acquit une certitude : "l’ensemble des citoyens du monde est sous la coupe d’un monstre international." Faute d’avoir été écrasé après la guerre —IBM récupéra ses machines dans les camps (de concentrations) et n’eut jamais de comptes à rendre— le monstre a élargi son emprise à la vitesse du progrès technologique, et nous menace aujourd’hui d’une contrainte plus insidieuse et persuasive que jamais. (…) IBM a prouvé l’efficacité du traitement automatisé des données pour la production d’informations utiles pour l’action à grande échelle : gestion et affectation de main d’œuvre nombreuse, logistique ferroviaire etc… recensement et identification selon des critères précis, qui allait être utilisé pour la déportation et l’extermination des Juifs, Tziganes, homosexuels, opposants politiques au régime nazi, avec l’aide technique et de personnels d’IBM. Pour une gestion optimale, chaque camp avait son code Holleritch : Auschwitz, 001 ; Buchenwald, 002 etc., les prisonniers politiques avaient le 1, les Juifs le 8, les Tziganes le 12… Les déportés étaient enregistrés dès leur arrivée dans le camp à l’aide d’une machine IBM qui leur attribuait un numéro à cinq chiffres,(…) tatoué sur l’avant-bras3. »
Déracinement-intégration, une mission civilisatrice, libération des peuples à gauche, à droite, au ciel et sur terre. Deux autres exemples ci-dessous l’illustrent parfaitement : celui de la paysannerie, par de larges extraits de l’excellent article de Les Amis de Ludd, L’anti-machinisme rural et la mécanisation de l’agriculture sous le franquisme (1936-1970)4 , qui démontre parfaitement ce qu’est la colonisation, à savoir un isolement abolissant de toute expérience propre et, brisant tout lien social ; et celui des Roms entre autres, sur lesquels nous reviendrons.
2— « il n’y a pas eu [en Espagne] d’afflux massif vers les régions industrielles (pas avant le franquisme des années 1950-60), par conséquent la grande industrie a manqué d’une ressource essentielle pour pouvoir se développer, à savoir une main-d’œuvre surabondante, bon marché, disposée à toutes les humiliations. Autrement dit, les particularités de la société populaire traditionnelle espagnole expliquent en grande partie cet "échec de la révolution industrielle", qui a tant fait jaser les vanitocrates de droite et de gauche. […] Il aurait suffi que l’exode vers les zones industrialisées et les villes (sans oublier l’Amérique et l’Europe) fût plus considérable pour qu’en conséquence le manque de main-d’œuvre créât une situation favorable à l’emploi de machines. Une fois débarrassée de tout apriorisme économiciste, la question qui nous préoccupe, dans toute sa complexité, se trouve reliée à un phénomène majeur, la faible immigration des paysans, qui restaient très intensément attachés à la terre qui les avait vus naître, où ils vivaient fraternellement avec leurs égaux, où ils avaient enterré leurs ancêtres. Les liens affectifs particulièrement intenses qu’éprouvaient ces personnes pour leur entourage, leur attachement pour les paysages, les traditions, les fêtes, les senteurs, les saveurs et les chansons de leurs pays, expliquent que malgré les désagréments matériels qu’ils pouvaient connaître de temps à autre, ils restaient y vivre. C’est ainsi qu’ils combattirent avec héroïsme et détermination les vues de la législation libérale, les manigances des ministères de Madrid, la guardia civil, la prolixité stipendiée des intellectuels modernes, la mécanisation, qui tous tendaient au même but : en faire des sujets anonymes, des êtres déracinés, des pantins que le pouvoir institué pourrait manipuler à sa guise. »
3— L’autre exemple de la technique universelle de déracinement, qui semble être aux antipodes de la paysannerie —ces affreux paysans, dont parle Jacques Ellul, qui à peine sortis de la bestialité terrienne assomment à coups de fléau les pauvres et vertueux techniciens [porteurs de la science et du progrès] qui travaillent pour leur bien— est celui des tout autant affreux que voleurs, Gitans d’Espagne ou de France, et des Roms d’Europe en général. Ces nomades qui n’étaient pas des paysans ni des propriétaires terriens, qui n’avaient ni Etat ni patrie, ni frontières, et que le texte ci-après, celui de Les Amis de Ludd réunit finalement aux paysans d’Espagne.
L’un des derniers peuples libres d’Europe arraché, par la force et la violence, de leurs racines culturelles, de leur langue, de leur mode de vie, de leurs pratiques défensives contre toute forme pouvoir coercitif, vidés de leur singularité et renvoyés dans de sordides ghettos en attendant une hypothétique intégration. Arrachés à leur autonomie, à leurs expériences pour « aller grossir les rangs de l’armée des néo-esclaves » des industries et s’entasser dans les villes. La finalité destructrice fût la même qu’avec les Pueblos de l’Amérique du Sud, les différents groupes Indiens d’Amérique du Nord, les peuples d’Afrique ou la population paysanne d’Espagne, etc. Chacun deviendra une main-d’œuvre surabondante, bon marché, disposée à toutes les humiliations5.
—Nous laisserons libre court à ce texte de Les Amis de Ludd, ci-dessous, en y intégrant, sans les citer, les Gitans et Roms, ainsi que les Yiddish, etc.
« Les modifications profondes de la manière de concevoir le travail sont intimement liées au changement dans la manière de percevoir l’argent. Ce qui dans la société traditionnelle n’était en rien de plus qu’un devoir et un moyen de se procurer en un temps minimum le nécessaire tout en participant au bien commun, était devenu sous le franquisme le but unique de l’existence, conformément à l’idéologie néoesclavagiste de la "vocation", importée du Nord et du centre de l’Europe. Le travail s’est ainsi transformé en un moyen pénible d’obtenir de l’argent nécessaire à une vie purement animale, dédiée à la maximisation des satisfactions matérielles. Autrement dit, la vie se résuma à travailler, gagner de l’argent, produire et consommer, sans laisser de temps, d’énergie et de désir pour quoi que ce soit d’autre. L’attention envers la famille tendit à diminuer, et avec l’affection envers les enfants, la notion même d’amitié fut gravement menacée, tandis que les valeurs civiques et les obligations qu’elles supposent pour chaque individu étaient oubliées, le perfectionnement moral complètement mis de côté, l’enrichissement intellectuel tiré de l’expérience négligé. Le résultat de tout cela fut un abrutissement et une dégradation effroyables de l’individu moyen, dont les qualités chutèrent brutalement, jusqu’à devenir un moins que rien, comme nous pouvons l’observer de nos jours. Le franquisme a obtenu dans ce domaine un succès fracassant, bien aidé dans cette vile entreprise par l’antifranquisme professé par la gauche modernisatrice et industrialiste, en particulier féministe qui, en plaçant l’argent et le travail salarié au centre de ses conceptions bien singulières de l’"émancipation" des femmes, s’est retrouvé en phase avec le franquisme. »
« Malgré tout, l’argent et la modernisation économique n’ont pas suffi, loin de là, à donner le coup de grâce à la société populaire paysanne. D’un point de vue politique, l’interdiction par le franquisme du concejo abierto (conseil ouvert) a été déterminante, aussi bien pour faire taire les voix dissidentes, que pour familiariser tout un chacun aux rapports hiérarchiques, bien mieux adaptés au monde de l’entreprise capitaliste et de la technologie. Là, une minorité ordonne et la masse obéit en silence, l’entendement est réservé à la première, et la masse ne comprend ni le pourquoi ni le comment. Cet état de chose est totalement différent dans les assemblées de village, qui visent au développement mutuel de leur membres à travers la résolution des questions débattues, et à ce que chacun expose oralement, avec respect, chaleur —et si possible, avec élégance— son point de vue.
Coïncidence troublante, le franquisme a adopté vis-à-vis du concejo abierto les mêmes mesures que le libéralisme, c’est-à-dire qu’il a interdit le concejo abierto, et a attribué au préfet la faculté de nommer le maire et le conseil municipal. Promulguée dans la foulée de la Constitution de 1812, la loi de 1813 charge le gouverneur de province (choisi par le roi) de désigner les autorités de chaque ville et village. Bien que le concejo abierto, une institution millénaire, ait logiquement pâti de ces mesures, il est resté vivace tout au long du XIXe siècle. En réaction à cette activité vigoureuse, le "Statut municipal" espagnol de 1924 et la "Loi municipale catalane" de 1933 lui reconnaissent très démagogiquement une existence légale, tout en dénaturant complètement sa fonction (la loi de 1985, "Loi d’orientation pour les institutions locales" pour les agglomérations de moins de cent habitants, agit dans le même sens). Sans doute ne croyait-on plus dans les hautes sphères du pouvoir à l’efficacité des stratégies antérieures, trop répressives. Inspirée des idées retorses de ce faux ami du peuple qu’est Joaquin Costa, une stratégie plus douce et conciliante fut adoptée, qui visait tout autant à l’éradication définitive du concejo abierto.
Enfin, l’Etat espagnol a puissamment œuvré pour modifier de fond en comble les valeurs, les préjugés existentiels les plus ancrés, et même les émotions, les désirs et les passions des individus. Ce point est peut-être décisif. En effet, comment provoquer l’exode de personnes extrêmement liées à leur univers, si ce n’est en favorisant chez elle un état d’esprit hostile et méprisant, voir haineux, à l’égard du monde qu’elles abandonnent ? Il fallait pour l’Etat que chaque individu ait honte de ce qu’il était, de ce qu’étaient les siens, de la vie qu’il menait, des instruments qu’il maniait, des savoirs qu’il entretenait, du paysage qui l’entourait, des émotions et des sentiments qu’il éprouvait. Force est de constater que les franquistes menèrent à bien cette entreprise avec un talent extraordinaire : en un bref espace de temps, des millions d’êtres humains dépositaires d’une culture millénaire richissime en virent à cracher sur eux-mêmes, sur leurs égaux et sur la tombe de leurs ancêtres, pour ensuite abandonner leurs villages natals et émigrer vers les villes et les régions industrielles, l’esprit enflammé par la passion malsaine de l’argent, du progrès, des jouissances, de la consommation, de la technique et de la modernité. En somme, le franquisme a attiré la société populaire traditionnelle dans son piège mortel avec les "leurres de la convoitise et des plaisirs" (pour reprendre une expression de Fernando de Rojas dans La Celestina), pour lui substituer un ordre social bien inférieur. Ce fait historique, décisif, doit être analysé très attentivement. […] L’école a été d’une efficacité certaine. S’entend l’école publique, financée par l’Etat, qui n’a remplacé qu’au XXe siècle les dernières écoles de villages, dont les enseignants, issus des villages mêmes, n’étaient pas nommés par l’Académie. Les maîtres d’écoles fonctionnaires présentaient à leurs élèves, même dans les villages les plus isolés, une image négative de monde paysan, ainsi qu’une image embellie du monde urbain. Cela explique que dès avant 1936, les enfants les plus appliqués étaient très disposés à émigrer. A notre avis, c’est le résultat que recherchait secrètement la IIe République quand elle attribua un budget important à l’enseignement primaire. Le franquisme a fait preuve de largesses dans l’attribution de bourses pour le lycée et l’université aux élèves les plus doués des campagnes. Cela a contribué à les déraciner, les séparer de leurs parents, les convertir au dogme de la réussite personnelle, à les enrôler dans l’entreprise de destruction du monde rural. Signalons à ce propos, qu’à l’encontre d’un préjugé victimiste, le franquisme n’a pas oublié les femmes : pendant l’année scolaire 1966-1967, elles représentaient 40% des bacheliers et 30% des étudiants à l’université.(…) « Ajoutons enfin (et ceci n’est pas tout à fait anodin) que l’opposition antifranquiste et la gauche, loin de dénoncer ou de s’opposer à la politique franquiste dans le monde agricole, l’approuvèrent franchement, et condamnèrent rageusement l’univers rural traditionnel. Elles contemplèrent avec plaisir non feint le déroulement des événements, dans lesquels elles voyaient, avec le verbiage appauvri qui les caractérise, une "disparition de résidus semi-féodaux", la "modernisation du pays", et le "développement des forces productives" L’entreprise furieuse des uns, l’aveuglement complice des autres, entraîna la disparition des valeurs, de la culture et de l’univers matériel d’une forme de vie en société, qui, avec tous ses défauts, était largement supérieure et bien plus civilisée que celle que nous connaissons6. »