L’effondrement du système des classes eut pour conséquence automatique l’effondrement du système des partis. Aujourd’hui, où le rapport duel existe toujours, mais où les classes sont sans contours nets, et désentravées des liens qui les maintenaient dans l’ordre moral à leur place assignée. Un ordre social, dit moral qui n’est en fait, visiblement, que désordre et immoralité. Désespérément l’Etat travaille à leur restauration et particulièrement à celle de la classe moyenne comme on restaure une barrière, un ancien fossé comblé par l’érosion. C’est, pense-t-il, par la classe moyenne que la division du corps social est opérante, car les classes moyennes permettent de maintenir la hiérarchie et l’ordre garantis par l’Etat, (surtout quand l’Etat est « socialiste »). Un rêve. Les classes sociales mécaniquement désentravées par l’érosion de l’économie et par les crises dorénavant plus contrôlables ni canalisables, qui se succèdent et attaquent la falaise de glace sur laquelle cet ordre est assis. Cette vérité politique se désagrège sur elle-même : après la classe ouvrière, l’érosion se constate encore plus aisément dans la condition des classes moyennes.
Aujourd’hui la société de classes est un théâtre et comme tout théâtre, elle est faite d’illusions. Décors en plastique, mobiliers en carton, rues irréelles. Des voitures jetables où s’impatientent de pauvres personnages, où chacun, tout autant jetable, joue un rôle de pacotille, à jouer des coudes pour maintenir coûte que coûte ses maigres intérêts particuliers, toujours remis en question. Le décor qui participe à l’action de décomposition des rôles comme des classes, tout comme il participait déjà à la disparition des villes historiques et au développement des pollutions. Car le décor, les objets n’entrent plus dans la distinction entre classes, à l’époque où chacun, l’autre, le même, le nombre, possède les mêmes choses de pacotille.
Cette érosion révèle le manque, la misère, ce que les yeux fatigués, la lassitude du trop plein de sciences de l’histoire et technosciences, ne perçoivent plus, ne discernent plus. Un non-discernement qui malgré tout rassure, alors que la réalité économique et sociale engendre sans cesse le nouveau tout en réengendrant le même. Ce manque caché, ce non-dit, c’est l’état réel tout entier de la société, c’est de ne pas avouer se savoir hors jeu. Être des pauvres. Ce qui ne sera plus : la sécurité des conditions d’existence et un semblant de pouvoir (hiérarchique).
Ce qui est caché, est que la « moyennisation » —le « bobo » qui avait la garantie d’un pouvoir de consommation supérieur au pauvre, cet esclave qui ne se suicidait pas, sachant que ce serait voler son maître— est un échec total. Si toute une génération de « Bobos » est relativement à l’abri parce que généralement retraitée, les générations en cours, précarisées, ne bénéficient plus des mêmes conditions (de consommation) ni d’aucune garantie de « bien-être » matériel, intellectuel et au travail. Et s’il est aisé de mettre en cause l’ordre capitaliste, et sa dite morale, on refuse de voir l’érosion sociale dans son ensemble. Cet affouillement d’abord souterrain, apparaît tel qu’il est depuis deux ou trois décennies : de la précarité, politiquement, économiquement, socialement.
Les classes ne sont plus que les fantômes de leurs « éclats » passés : paysans, ouvriers, classes moyennes, bourgeoisie ? Quand l’un de ces éléments —principalement les classes ouvrières et les classes moyennes— s’effondre le reste suit. C’est l’évidence, sans éclats, le prétendu ordre moral n’a été qu’une imposture pour maintenir en ordre, l’ordre des classes où chacun s’y accroche, comme à une planche de salut, qui ne sont maintenant plus qu’une posture comique, voir rassurante pour le militant. Des fantômes et des masques éloignés des origines de la société de classes.
Au regard de l’obscurité que traverse chacun en permanence —les doutes, les conflits, les aliénations, la comédie humaine de toute époque, autant d’éléments non liés en soi à la société de classes—, au regard de l’état réel de la planète et du capitalisme : l’abolition des classes sociales et la démocratie directe sont des presque rien. Des trous. Mais des trous nécessaires pour voir. Les fantômes et les masques ont eux aussi des trous pour voir, ils sont aussi les mensonges, les errements liés aux origines de la société de classes et à l’histoire comme science immuable : on ne peut pas tout expliquer par les classes, disait Simone Weil en 1942-43 dans L’enracinement. C’est sans nul doute et vrai aujourd’hui, nécessaire afin que : avec ou sans société de classes, avec ou sans démocratie réelle, nous ne puissions pas dire que nous sommes innocents de tous crimes : l’abolition de l’Etat, des classes sociales ne nous mettent pas à l’abri de tout dogme, de violence, de crime, de tentation de domination, de cruauté et de bassesse, de jugements d’échafauds dans la vie quotidienne ou les jugements dans les révolutions etc. Et c’est probablement là que s’articule ce retour au présent : « il apparaîtra alors que depuis très longtemps le monde possède le rêve d’une chose dont il ne lui manque que la conscience pour la posséder réellement. Il apparaîtra qu’il ne s’agit pas d’un grand trait suspensif entre le passé et l’avenir, mais de la mise en pratique des idées du passé. » Des idées au présent !
Lyon, mai-juin 2012.