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Accueil » En tout état de cause, communes » 4- Eloignement de l’humanité, ici la Terre : brouillage des ondes
Le monde moderne dans lequel nous vivons est né avec les premières explosions atomiques. (…) [telle est] l’origine de l’aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi1.
Notre planète a subi, vers la fin du XXe siècle, l’intégration-acclimatation du vivant, le processus du déracinement, accéléré et plutôt brutal, de toutes les différentes cultures de tous les modes de vies, et des communautés diverses encore marginales, un processus qui visait en premier lieu leur capacité de subversion (politique, sociale), tels les Noirs des USA ou d’Afrique du Sud, les femmes, les homosexuels, etc., encore tenues à la périphérie de la normalité. Figures « sorties » de leurs apartheids respectifs et particuliers uniquement pour être intégrées, uniformisées, acclimatées, en somme harmonisées —comme le pratique le PCC chinois— au devenir présent des besoins marchands et du spectacle permanent. Quel devenir-présent ? La normalité —dominante, hégémonique, répressive même dans le divertissement— ; le progrès, enfermé dans sa logique du sans cesse en cours de perfectionnement, du sans cesse toujours plus (plus haut, plus vite, plus fort, plus puissant), une logique qui ne se pose même plus la question de son bien-fondé et qui partout frappe comme une régression brutale ; la standardisation des peuples, des villes, des continents, permettant au passage de noyer l’haïssable colonisation des siècles passés et, l’esclavage visiblement inhumain dans l’océan pollué du consumérisme, de la négation de l’individu et des peuples2, fragmentés et affaiblis jusqu’à la disparition des solidarités collectives (communauté, religion, famille, classe, corporation). L’esclave s’élève à la dignité de consommateur, les femmes soumises aux patrons s’élèvent à la dignité de l’employé salarié ; le noir et autres minorités (gay, lesbian et transexuel, femme) accèdent à la normalité, et entre autre à celle de pouvoir soumettre son prochain et à intégrer la séparation et sa distinction spectaculaire sociale comme les autres. Destruction : à l’individualisme producteur-consommateur succède un individualisme-client, celui qui achète sa propre vie et survie, celui qui participe pour avoir accepté, comme exigence de ne pas être simplement spectateur, au processus actuel de défiguration et de dégradation du monde. Sans oublier la masse de client-négatifs, notamment de pays riches, ceux qui n’ont plus les moyens de consommer, client-mendiants de leur propre survie.
Nombreuses sont les techniques d’égalisation et d’harmonisation par le bas, des minorités —mais il n’y a plus que des minorités— produisant des individus-clients sans aucune autonomie, aux Mois et aux identités multiples : repliement et claustration sur soi, où l’extérieur, l’étranger, est d’une insécurité effrayante.
Effrayés mais désireux de créer quelque chose, même irréel, à quoi s’accrocher, quand tout se dissout dans la précarité matérielle et mentale.
Les conflits sociaux dans le monde se multiplient, et s’ils restent la conséquence de la société de classes, ils s’articulent de plus en plus souvent sur d’autres centralités que le seul conflit de classes. Ce qui explique le déni ou la propagande de la nouvelle formulation néolibérale du couple dominant-dominé, dans une tentative spectaculaire et néoconservatrice de signifier la disparition des antagonismes sociaux, des privilèges et de l’exercice captif du pouvoir : capitalistes et ouvriers, employés et managers, riches et pauvres, réformateurs et réactionnaires, révolutionnaires et conservateurs ne seraient plus absolument opposés puisqu’ils se rejoindraient dans un combat commun, par delà leurs différences de classes —Mme Tatcher le formulait ainsi : il n'y a plus de société, il n'y a que des individus—. Dépouillés de leur dimension politique et sociale, ces antagonismes seraient finalement liés, par le même effort commun, celui de remodeler le monde sans se soucier ni des classes sociales, ni des conséquences. Comme si primait, pour le « citoyen-client », la nécessité de ne pas être simplement le spectateur de la transfiguration du monde. Ainsi, un certain nombre de thématiques, consensuelles malgré les apparences, semblent réunir les voix des esprits colonisés par l’ordre marchand (qu’ils soient employeurs ou employés "tous d’ailleurs réunis sous le terme de collaborateurs, une stratégie lexicale qui permet de nier les rapports de force et de pouvoir") : droits de l’Homme — droit de la femme — téléthon — mariage homosexuel — antiracisme — téléchargement libre et gratuit — droit de vote des immigrés, autant de liens, de rituels, de solidarités abstraites, vides de contenu et sans contrôle puisque complètement dépolitisées et désolidarisées d’un projet social collectif, d’un idéal social. Autant de dispositifs de pilotage, mécaniques, de la société au prétexte de sécurité et de santé, mais où chacun répond mécaniquement, là où il y a en réalité réellement des besoins : lien, rituel, solidarité, contrôle et décision sur notre vie politique et sociale, sur la production et les technosciences. La question n’est pas de savoir s’il est légitime de télécharger gratuitement, mais bien celle, beaucoup plus générale, de la libre circulation des connaissances (mais que connaissances, productions musicales, films etc., sont une valeur) ; la question n’est pas de savoir si les homosexuels peuvent se marier, mais de pouvoir développer des relations sociales et humaines exemptes de toute catégorisation et le besoin de ritualiser ces relations sociales ; la question n’est pas de savoir si une femme devrait recevoir le même salaire qu’un homme, mais bien de repenser le salariat, le travail, son sens et sa finalité. Autant de questions sociétales, pour ne pas aborder de front la question sociale.
Les nouvelles technologies ont été, un temps, les nouveaux jouets, un dressage pour la reproduction du spectateur-participant. En bricolant les évènements moléculaires fondamentaux associés à l’hérédité, les généticiens nous offrent la perspective de corriger tous les aspects « indésirables » du vivant —du malade de Parkinson à l’épileptique, en passant par le prisonnier, le fou, le vieillissement— avant l’extension salutaire de cette technologie à l’ensemble de l’humanité : étendre le contrôle par le biais de moyens chimiques et technologiques qui peuvent être administrés à tout élément manifestant un signe d’inadaptation aux conditions établies de survie. Ce ne sont pas les conditions qui sont inadaptées à l’homme, mais le contraire. L’humain est le nouveau jouet des technoscientifiques.
L’intégration présente c’est la poursuite de la colonisation d’avant par d’autres moyens, plus insidieux, une colonisation qui a basculé dans l’invisibilité, puisqu’il n’y a plus dorénavant qu’un seul mode de vie et qu’un système, sans aucunes comparaisons possibles. Ainsi, tous unis, uniformisés modelés en si peu de temps par des lois extérieures à nous, nucléarisés, mathématisés, numérisés. Et avec cette puissance destructrice que le capitalisme polymorphe a hérité et a accumulé, il est capable d’uniformiser le vivant, la banalisation d’une culture d’élevage industriel, dans un égalitarisme d’animal de laboratoire. L’uniformisation accomplie visiblement, multiplie les crises, les désastres, assigne à chacun une identité d’appartenance exogène à lui-même, où l’on est toujours l’étranger, l’autre, le racialisé, le sans papier, le S.D.F., le chômeur, le blogueur, mais jamais soi, le singulier. Toute une « diversité » ainsi dispersée, enfermée, chacun amputé de sa singularité réelle3, privé du dialogue comme distancié, privé de la distinction qui crée le lien nécessaire à la reconnaissance de chacun en chacun, privé de l’égalité, c’est-à-dire le commun de la condition humaine.
Jules Ferry milita pour l’expansion coloniale française, et fut aussi le promoteur de l’école obligatoire, gratuite et laïque. —Non qu’il fût mauvais que l’individu apprenne à lire, à écrire et à compter—, mais l’école obligatoire, le progrès et, l’expansion coloniale, induisent la même colonisation des esprits c’est la culture de l'Etat pour tous, gratuite, que l’Etat laïc, qui se substitue aux familles et aux communautés, infuse par un enseignement de masse à tous les français, et qui a abouti à l’illettrisme généralisé. « Etant donné que l’intérêt général, c’est la culture pour tous, toute culture personnelle est abomination privilège, une inégalité scandaleuse aristocratique, un intérêt particulier. Ouvrez les facultés aux inaptes et aux imbéciles, ils ont droit aux titres universitaires comme les autres. Abaissez les examens et les enseignements jusqu’au niveau du dernier, supprimez tout ce qui risque de différencier l’homme, diffusez la culture par la télévision et Paris-Match, il faut que chacun ait cette culture-là, et pas une autre, sans quoi il pourrait y avoir encore une différenciation. Tout le monde à l’école de la bêtification, qui sera en même temps celle de béatification sociale. Ceux qui prétendraient que la culture est autre chose que ce qui est diffusé là, et que la masse peut en tirer, représentent des intérêts particuliers et ne doivent pas par leur scandaleux égoïsme entraver la marche triomphante du progrès 4. » L’enseignement laïc gratuit et obligatoire signifie crûment produire des petites mains, prolétaires, pour les nouvelles industries.
« Depuis la révolution industrielle, les seuls révolutionnaires victorieux sont ingénieurs et scientifiques5 ». En moins de soixante ans de développement, les technosciences, de déracinement moderne, ont réussi, au jour le jour, à détruire la politique, la remplaçant par une affaire technique6 : Affaire technico-bureaucratique (européenne) : la culture hors-sol des tomates débarrassées des imperfections et des saisons —même forme, même calibre et même absence de goût—. Affaire technique : par le manque absolu de démocratie, nos sociétés seront débarrassées des imperfections, de la faiblesse et de l’imprévisibilité humaine. Hommes que l’on n'a également plus les moyens ni de nourrir, ni de loger, ni de soigner, ni de scolariser, c’est-à-dire où l’on ne peut plus intégrer des masses d’individus —qu’ils soient Français ou immigrés n’y change rien à l'affaire—. Ce n'est pas une crise volontairement désirée par la mauvaise finance, c’est juste que l’intégration des hommes d’une manière générale à ce système est devenue tout simplement impossible. Retour au 19e siècle, en Irlande, « on cherche du travail à donner aux plus pauvres en échange de la nourriture qu’on leur distribue pendant la famine… Mais [du travail] on n’en trouve pas, alors on leur fait construire des Tours en rase campagne, qui ne servent à rien. Et en suite, ils doivent les détruire. Il n’y a pas de dimension économique à ce travail, c’est juste une contrepartie à l’assistance, un dispositif de contrôle social. Aujourd’hui on assiste à une transformation du travail, plus flexible, plus précaire, avec un grand nombre de chômeurs. Il y a toute une partie de la classe ouvrière qui, en l’état actuel du marché du travail, est en surplus7 », dit Philippe Squarzoni. « Du point de vue de la valorisation de la valeur, dit Anselm Jappe, c’est l’humanité qui commence à être un luxe superflu, une dépense à éliminer, un "excédent" —et ici on peut parler d’un facteur tout à fait nouveau dans l’histoire8 ! » Ce que Hannah Arendt dans le totalitarisme au pouvoir affirmait déjà : Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop9. Ceci même si notre système n’est pas totalitaire, mais une hybridation, un système bâtard sans idéologie fixe, qu’il emprunte aussi aux totalitarismes.