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Une Histoire populaire des Etats-Unis de 1492 a nos jours

livre, 2003
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Cette histoire des États-Unis présente le point de vue de ceux dont les manuels d’histoire parlent habituellement peu. L’auteur confronte avec minutie la version officielle et héroïque (de Christophe Colomb à George Walker Bush) aux témoignages des acteurs les plus modestes. Les Indiens, les esclaves en fuite, les soldats déserteurs, les jeunes ouvrières du textile, les syndicalistes, les GI du Vietnam, les activistes des années 1980-1990, tous, jusqu’aux victimes contemporaines de la politique intérieure et étrangère américaine, viennent ainsi battre en brèche la conception unanimiste de l’histoire officielle.

 

 

Howard Zinn est né en 1922, à Brooklyn, dans une famille d’immigrés. Il est mort le 27 janvier 2010, laissant derrière lui de nombreux ouvrages importants dont l’incontournable Histoire populaire des Etats-Unis, de 1492 à nos jours (éditions Agone). Howard Zinn a traversé le 20ème siècle sans se contenter de l’observer.

Formé à la lutte des classes dans les rues du New York de la grande dépression des années 30, jeune ouvrier d’un chantier naval, il s’est ensuite engagé dans la Seconde Guerre mondiale comme bombardier dans l’US Air Force, pour combattre le fascisme en Europe. Bouleversé par le bombardement (inutile) de Royan au napalm et par les conséquences de Hiroshima, il va s’engager toute sa vie contre la logique de guerre qui se masque derrière les bonnes intentions.

Dans l’ambiance du maccarthysme d’après-guerre, Howard Zinn décide de se lancer dans des études universitaires d’Histoire, auxquelles il a accès gratuitement en tant que vétéran. Son premier poste de professeur, il l’obtient au Spelman college, une université d’étudiantes afro-américaines du sud des Etats-Unis. Il prend alors part activement dans les mouvements pour les droits civiques des noirs américains, contre la ségrégation raciale. Il prend part à la résistance non-violente des étudiants, les manifestations, les sit-in, les freedom rides, les procès... La pratique de la désobéissance civile traverse les Etats-Unis des années 50 et 60 marque la pensée de Howard Zinn.

De ses souvenirs d’enfant de la « classe laborieuse » dans le New York des années 30 à l’élection de Barack Obama, l’œuvre de Howard Zinn mêle sa propre expérience et l’histoire populaire, une mémoire qui met sur le devant de la scène les acteurs oubliés de l’Histoire officielle et qui restera comme un modèle de référence pour les générations futures.

 

 

« L’histoire est la mémoire des États », écrivait Henry Kissinger –dans A World Restored, son premier livre, dans lequel il s'attachait à faire l'histoire du xx siècle européen du point de vue des dirigeants autrichiens et britanniques tout en passant à la trappe les millions d'individus qui avaient eu à souffrir de leurs politiques. Selon lui, la « paix » qui caractérisait l'Europe avant la Révolution Française fut « restaurée » par l'activité diplomatique d'une poignée de dirigeants nationaux. Pourtant, pour les ouvriers anglais, paysans français, les gens de couleur en Asie et en Afrique, les femmes et les enfants partout dans le monde excepté dans les sociales les plus favorisées, il s'agissait d'un monde de conquêtes, de violences, de famine et d'exploitation. Un monde plus désintégré que « restauré ».

Le point de vue qui est le mien, en écrivant cette histoire des États-Unis, est bien différent: la mémoire des États n'est résolument pas la nôtre. Les nations ne sont pas des communautés et ne sont jamais été. L’histoire de n'importe quel pays, présentée comme une histoire de famille, dissimule les plus âpres conflits d'intérêts qui parfois éclatent au grand jour et sont le plus souvent réprimés) entre les conquérants et les populations soumises, les maîtres et les esclaves, les capitalistes et les travailleurs, les dominants et les dominés, qu'ils le soient pour des raisons de race ou de sexe. Dans un monde aussi conflictuel, où victimes et bourreaux s'affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellectuels de ne pas se ranger aux côtés des bourreaux.

Ainsi, puisque le choix de certains événements et l'importance qui leur est accordée signalent inévitablement le parti pris de l'historien, je préfère tenter de dire l'histoire de la découverte de l'Amérique du point de vue des Arawaks, l'histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, celle d'Andrew Jackson vue par les Cherokees, la guerre de Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les déserteurs de l'armée de Scott, l'essor industriel à travers le regard d'une jeune femme des ateliers textiles 'de Lowell, la guerre hispano-américaine à travers celui des Cubains, la conquête des Philippines telle qu'en témoignent les soldats noirs de Lusὀn, l'Âge d'or par les fermiers du Sud, la Première Guerre mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes, le New Deal par les Noirs de Harlem, l'impérialisme américain de l'après guerre par les péons d'Amérique latine, etc,. Tout cela, bien sûr, si tant est que quiconque - et quels que soient les efforts qu'il y consacre - puisse effectivement « voir » l'histoire en épousant le point de vue des autres.

Il n'est pas dans mon propos de me lamenter sur les victimes et de stigmatiser les bourreaux. Les larmes et la colère, lorsqu'elles ont pour objet les événements du passé, ne peuvent que nuire à la combativité qu'exige le présent. En outre, les frontières ne sont pas toujours clairement délimitées. Sur le long terme, l'oppresseur est aussi une victime. Sur le court terme (et jusqu'ici, semble-t-il, l'histoire de l'humanité n'a jamais été qu'une question de court terme), les victimes elles-mêmes, exaspérées et inspirées par la culture qui les opprime, se retournent contre d'autres victimes.

C'est pourquoi, étant donné la complexité du problème, ce livre se montrera radicalement sceptique à l'égard des gouvernements et de leurs tentatives de piéger, par le biais de la culture et de la politique, les gens ordinaires dans la gigantesque toile de la « communauté nationale » censée tendre à la satisfaction des intérêts communs. J'essaierai, en outre, de ne pas minimiser les violences que les victimes se font subir les unes aux autres, embarquées comme elles le sont dans la grande galère du système. Si je ne souhaite pas les idéaliser, je me souviens néanmoins (le paraphrasant un peu brutalement) d'un propos que j'ai lu quelque part: « La plainte du pauvre n'est pas toujours juste, mais si vous ne l'entendez pas vous ne saurez jamais ce qu'est vraiment la justice. »

Je n'entends pas inventer des victoires au bénéfice des mouvements populaires. Cependant, si écrire l'histoire se réduisait à dresser la liste des échecs passés, l'historien ne serait plus que le collaborateur d'un cycle infini de défaites. Une histoire qui se veut créative et souhaite envisager un futur possible sans pour autant trahir le passé devrait, selon moi, ouvrir de nouvelles possibilités en exhumant ces épisodes du passé laissés dans l'ombre et au cours desquels, même si ce fut trop brièvement, les individus ont su faire preuve de leur capacité à résister, à s'unir et parfois même à l'emporter. Je suppose - ou j'espère - que notre avenir sera plus à l'image de ces brefs moments de solidarité qu'à celle des guerres interminables.

Voilà, en toute honnêteté, ce que sera mon approche de l'histoire des États-Unis. Le lecteur devait la connaître avant de poursuivre sa lecture.

Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, pages 15-16.