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Le jardin de Babylone

livre, 1969
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Sommaire

  • LA VILLE DANS LA CAMPAGNE
    • La mort du grand Pan
    • La ville
    • La Surface et le Point
    • La campagne
  • VERS LA VILLE TOTALE
  • L'explosion urbaine
  • Les coûts de Mégalopolis
  • Naissance de la banlieue rurale
  • Aspects de la nouvelle banlieue maraîchère du Grand Paris
  • La Nature comme Culture
  • Jouer à l'Indien
  • Les païens du dimanche
  • Vue sur la montagne et la mer
  • De la nature à l'antinature
  • La banlieue des loisirs
  • Grands ensembles et espaces verts
  • L'échec de la révolte naturiste.
  • LE " SENTIMENT " DE LA NATURE, PRODUIT DE L'INDUSTRIE
  • L'ECHEC DU " SENTIMENT DE LA NATURE "

 

 

1969 Le Jardin de Babylone de Bernard Charbonneau (Encyclopédie des nuisances, 2002)

Présentation trouvée : http://biosphere.ouvaton.org/de-1182-a-1999/1780-1969-le-jardin-de-babyl...

Babylone est un jardin, suspendu à la cime de son élan de pierre. Bernard Charbonneau (1910-1996) montre comment, après avoir ravagé la nature, la société industrielle finit de l’anéantir en la « protégeant », en l’organisant. C’était déjà son analyse dans les années 1937-1938. Voici une reconstitution synthétique de ce livre.

« La nature est à la fois la mère qui nous a engendrés, et la fille que nous avons conçue. A l’origine, il n’y avait pas encore de nature. L’homme ne s’était pas encore distingué d’elle pour la considérer. Individus et société étaient englobés dans le cosmos. C’est en Judée que naquit la nature, avec la Création : Jahvé a profané le cosmos et l’homme peut y porter la main. Même provisoirement écrasée, la révolte de la liberté humaine était à tout jamais déchaînée. Alors grandirent parallèlement la maîtrise et le sentiment de la nature. La science pénétra le mécanisme du cosmos, et ainsi la technique permit de la transformer. Le sentiment de la nature apparaît là où le lien avec le cosmos est rompu, quand la terre se couvre de maisons et le ciel de fumées ; là où est l’industrie, ou bien l’Etat. La campagne s’urbanise, et l’Europe devient une seule banlieue. Mais quand la nature vient à disparaître, c’est l’homme qui retourne au chaos.

1/5) Reconstruction de la nature, fin de la nature

« L’intervention puissante et aveugle de l’homme risque de rompre l’équilibre fragile dont l’homme est issu. Le souci de la productivité s’attache trop au présent, pas assez à l’avenir ; alors vient un jour où le rendement baisse. Si la production continue d’augmenter indéfiniment, alors se posera un autre problème, celui de l’élimination des déchets. Trop souvent, au constat de l’épuisement du milieu naturel, les fidèles du progrès opposent un acte de foi : « On trouvera bien un moyen. » Or il y a de fortes chances que nous soyons obligés de reconstituer à grand frais les biens qui nous étaient fournis par la nature ; et ceci au prix de discipline autant que d’efforts. L’homme naît de la nature comme au sein d’une mère. Là où elle disparaît, la société moderne est obligée de fabriquer une surnature, l’homme  devra réempoissonner l’océan comme il empoissonne un étang. Mais alors l’homme doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre que le Créateur s’est imposé à lui-même. En substituant dans cette recréation l’inhumanité d’une police totalitaire à celle d’une nature totale.

Si l’homme dépasse la nature, il en est aussi le fruit. Aussi voit-on se développer dans les sociétés industrielles et urbaines un « sentiment » de nature qui reflète la gravité de la rupture avec le cosmos. Ainsi au siècle de l’artifice, nous avons la passion de cette nature que nous détruisons. Le sentiment de la nature est à la fois profond et extérieur à la vie des individus ; il se nourrit d’apparences, son domaine est celui de la peinture et du spectacle. Sauf exception, nous aimons la nature, mais nous craignons d’y vivre.

2/5) La fin des paysans

« Là où il existe, le paysan est l’homme du pays, il est englobé dans la pulsation du cosmos. L’Eden terrestre n’est pas un don de Dieu, mais le fruit de la peine, moissonneurs des plaines courbés sur l’horizon. Au siècle de la division du travail le paysan est l’homme des cultures et des travaux multiples. Jusqu’en 1914, il fallait prendre la carriole à la gare pour gagner le village, et parfois du village c’est à pied qu’il fallait gagner l’encart. Jusqu’en 1945 l’industrie agricole n’existait vraiment qu’aux USA et dans quelques pays neufs. Maintenant des machines toujours plus puissantes ébranlent son univers. La campagne doit se dépeupler pour accueillir le peuple des tracteurs. Il n’y a plus de nature ni d’homme qui puisse tenir devant l’impitoyable tracé des raisons de l’Etat ou de la Production. Des lois déracinent les peuples comme le bulldozer les haies.

L’instruction primaire obligatoire fut une sorte de colonisation bourgeoise de la campagne. En même temps qu’il apprenait à lire et à écrire, le jeune paysan devait désapprendre : sa langue et son folklore. Les instituteurs de la IIIe République participèrent d’autant plus à cette entreprise de colonisation qu’ils étaient fils de paysans, pour lesquels devenir bourgeois était une promotion sociale. On peut imaginer une évolution différente où l’école eût continué l’Eglise dans le village, s’insérant dans la nature et la tradition en leur ajoutant, avec l’instruction, la dimension de la conscience. Mais les manuels scolaires, qui se lamentaient de la « dépopulation » des campagnes, se mirent à déplorer leur surpopulation.

Le plan Monnet a déraciné les paysans que 1789 avait enracinés en leur donnant la terre. Comment des ingénieurs auraient-ils pu concevoir la campagne autrement que comme une industrie ? Dans cette optique, la campagne française était évidemment « sous-développée ». Le plan prévoyait le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan dans le cycle de l’argent et de la machine. Le paysan vivait sur la propriété de polyculture familiale, maintenant il se spécialise. La monoculture le fait dépendre du marché. Désormais il lui faut acheter pour vendre, et vendre pour acheter, le superflu dont il commence à prendre l’habitude, et le nécessaire : les machines, les engrais, et même la nourriture. Les critères du plan furent exclusivement techniques : rendements à l’hectare, consommation d’énergie, possession d’une auto ou d’un téléphone. Certains facteurs ne furent pas pris en compte : la conservation des sols, la saveur des produits, l’espace, la pureté de l’air ou de l’eau. A plus forte raison certains facteurs humains comme le fait d’être son propre maître. La vie à la campagne comportait un relatif isolement, la participation à un groupe retreint mais aux liens solides ; et voici que l’organisation administrative et syndicale, la diffusion de l’instruction et de la presse, de la TV, absorbent les paysans dans la société globale.

La seconde révolution industrielle, celle des hydrocarbures et de la chimie, va s’imposer aux campagnes européennes. La machine va trop vite pour la pensée : son usage précède toujours la conscience de ses effets. La tronçonneuse ne laisse plus le temps de la réflexion comme la hache. Si on peut abattre un chêne en quelques secondes, il faut toujours un siècle pour le faire. Le tracteur n’est plus le monopole du très grand propriétaire, les produits chimiques diminuent le travail du paysan, mais comme il faut les payer, il faut d’autant plus travailler. La petite exploitation n’était pas rentable. Le progrès technique signifie la concentration, la mécanisation engendre la grande exploitation. Le ruisseau n’est plus que l’effluent d’un terrain saturé de chimie et il suffit de quelques pompes-canons pour le tarir. Qu’est devenue la vie secrète des vallons ? Il n’y a plus que l’eau morte des retenues collinaires. Le travail devient vraiment du travail, c’est-à-dire du travail d’usine. Avant peu, les paysans réclameront à leur tour le droit de passer leurs vacances à la campagne.

L’électrification et l’adduction d’eau multiplient les tâches en intégrant le paysan dans le système urbain. L’aménagement du territoire, ou plutôt le déménagement, étendit ses méthodes à la campagne. La grande presse, et surtout la TV, achèvent d’entraîner la campagne dans le circuit des villes. Avant la dernière guerre, la ville gagnait dans la campagne, maintenant elle la submerge. C’est ainsi qu’à la France des paysages succède celle des terrains vagues. Et bientôt la France rurale ne sera plus que la banlieue de Paris. La campagne n’est plus qu’un élément d’une seule économie dont la ville est le quartier général. Le reste n’est plus que terrain industriel, aérodromes, autostrades, terrain de jeu pour les citadins. Partout pénètrent les autos, et avec elles les masses, les murs : la ville.

3/5) Le cancer de l’urbanisation

« Les villes anciennes étaient beaucoup moins nombreuses et beaucoup plus petites que les nôtres. Elles étaient perdues dans la nature. En hiver, la nuit, les loups venaient flairer leurs portes, et à l’aube le chant des coqs résonnait dans leurs cours. Puis un jour, avec le progrès de l’industrie, elles explosèrent, devenant un chaos. Le signe le plus voyant de la montée du chaos urbain c’est la montée des ordures. Partout où la population s’accumule, inexorablement l’air s’épaissit d’arômes, l’eau se charge de débris. La rançon du robinet, c’est l’égout. Sans cesse nous nous lavons, ce n’est plus une cuvette qui mousse, mais la Seine.

Les villes sont une nébuleuse en expansion dont le rythme dépasse l’homme, une sorte de débâcle géologique, un raz de marée social, que la pensée ou l’action humaine n’arrive plus à dominer. Depuis 1960, il n’est plus question de limiter la croissance de Paris, mais de se préparer au Paris de vingt millions d’habitants dont les Champs-Élysées iront jusqu’au Havre. Les tentacules des nouveaux faubourgs évoquent irrésistiblement la prolifération d’un tissu cancéreux. La ville augmente parce qu’elle augmente, plus que jamais elle se définit comme une agglomération. La ville augmente parce que les hommes sont des êtres sociaux, heureux d’être nombreux et d’être ensemble. Il est bien évident qu’elle n’est pas le fruit d’un projet.

Les hommes se sont rassemblés dans les villes pour se soustraire aux forces de la nature. Ils n’y ont que trop bien réussi ; le citadin moderne tend à être complètement pris dans un milieu artificiel. Non seulement dans la foule, mais parce que tout ce qu’il atteint est fabriqué par l’homme, pour l’utilité humaine. Au milieu des maisons, les hommes ont amené de la terre, construit un décor. Les usagers des jardins publics sont trop nombreux : regardez, mais ne touchez pas. Les coûts de Mégalopolis grandissent encore plus vite que sa taille. Il faut faire venir plus d’énergie, plus d’eau. Il faut assurer le transport des vivants, se débarrasser des cadavres et autres résidus. Il boit une eau qui n’est plus que celle, « recyclée » de ses égouts, la ville en est réduite à boire sa propre urine. Je propose en plus d’estimer en francs le mètre carré ou le mètre cube d’air pur, comme le kilowatt. Le XIXe siècle avait ses bagnes industriels, le nôtre a l’enfer quotidien du transport. Mégalopolis ne peut être sauvée que par le sacrifice, chaque jour plus poussé, de ses libertés.

Après le style primitif, après l’ordre monarchique, le désordre de la période individualiste, la ruche monolithique d’une collectivité totalitaire. Si nous n’y prenons garde, en supposant un meilleur des mondes sans crise ni guerre, nous finirons dans une caverne climatisée, isolée dans ses propres résidus ; où nous aurons le nécessaire : la TV en couleur et en relief, et où il nous manquera seulement le superflu : l’air pur, l’eau claire et le silence. La ville pourrait bien devenir le lieu de l’inhumanité par excellence, une inhumanité sociale. Peut-être que si la science réussit à rendre l’individu aussi indifférencié qu’une goutte d’eau, la ville pourra grandir jusqu’à submerger la terre. Peut-être que le seul moyen de mettre un terme à la croissance inhumaine de certaines agglomérations est de laisser la pénurie atteindre un seuil qui, en manifestant avec éclat l’inconvénient d’y vivre, découragera les hommes d’y affluer.

Le citadin s’est libéré en s’isolant du cosmos ; mais c’est ainsi qu’il a perdu sa liberté. Aujourd’hui, pour être libre, prendre des vacances, c’est sortir de la ville.

4/5) Le tourisme, produit de l’industrie

« Pour les primitifs et les paysans, rien n’est plus étranger que l’idée de voyager. Ceux qui ont traversé les pays ignorés du tourisme savent à quel point leurs habitants sont surpris de voir un homme qui se déplace pour son plaisir. A l’origine, l’homme ne change de lieu que contraint par une nécessité supérieure : pour fuir un ennemi, s’enrichir, ou obéir à l’ordre d’un dieu. Pour le Moyen Age, le voyageur, c’est le pèlerin ou le trafiquant. Le voyage généralisé apparaît lorsque les conditions économiques et sociales permettent à l’individu de rompre avec son milieu. Il naît avec la richesse, la sécurité des routes, la curiosité et l’ennui. Le premier touriste, ce fut peut-être l’empereur Hadrien. Au contraire, le goût des voyages décroît avec la misère et l’insécurité. Le temps des invasions n’est jamais celui du tourisme ; alors l’individu se cramponne au sol pour subsister. Comme autrefois, il n’est pas assez d’une existence pour connaître vraiment son canton, parce qu’il lui faut avancer pas à pas. Et le quitter pour un autre, c’est le perdre.

Le tourisme commence au XVIIIe siècle, et d’Angleterre il gagne l’Europe. Le voyage n’est plus le fait d’une aristocratie, il devient celui d’une classe sociale tout entière : la bourgeoisie, et finalement les masses populaires. Pour un homme des villes, vivre physiquement et spirituellement, c’est retourner à la nature. Accablés de vêtements et d’artifices, nous nous  étendons nus sur le sable. Ce sont les hommes de l’auto et de l’avion qui escaladent à pied les montagnes. La sympathie pour les sociétés indigènes aboutira tout au plus à un folklore pour touristes plaqué sur un abîme d’uniformité. On enfermera les derniers hommes sauvages, comme les derniers grands mammifères, dans des réserves soigneusement protégées, où ils joueront le rôle du primitif devant un public de  civilisés. Le parc national n’est pas la nature, mais un parc, un produit de l’organisation sociale : le jardin public de la ville totale. C’est la terre entière qui devrait devenir un parc national ; tandis que la masse humaine irait vivre sous cloche dans quelque autre planète.

La nature reste l’indispensable superflu de la société industrielle. La nature est photogénique ; notre civilisation de l’image est portée à l’exploiter pour compenser la rationalité de son infrastructure mathématique. Les mass media diffusent quotidiennement les mythes de la Mer, de la Montagne ou de la Neige. Le touriste n’est qu’un voyeur pour lequel le voyage se réduit au monument ou au site classé. Partout l’artifice cherche à nous restituer la nature. Isolé de la nature dans son auto, le touriste considère d’un œil de plus en plus blasé le plat documentaire qui se déroule derrière le miroir. Admirer les glaciers à travers les vitres d’un palace n’empêche pas de se plaindre de la faiblesse du chauffage. Un touriste ne vit pas, il voyage ; à peine a-t-il mis pied à terre que le klaxon du car le rappelle à l’ordre ; le tourisme et la vraie vie ne se mélangent pas plus que l’huile et l’eau. Avec la société capitaliste, le tourisme est devenu une industrie lourde. L’agence de tourisme fabrique à la chaîne quelques produits standard, dont la valeur est cotée en bourse. Il n’y aura plus de nature dans la France de cent millions d’habitants, mais des autoroutes qui mèneront de l’usine à l’usine – chimique ou touristique.

L’auto, qui nous permet de nous déplacer aisément, par ailleurs nous enferme. Certains massifs de Pyrénées dépourvus de routes sont moins fréquentés qu’à l’époque de Russel et de Chausenque. Mais demain, le bulldozer permettra aux modernes centaures d’envahir partout la montagne, sans risque d’abîmer leurs délicats sabots de caoutchouc. Il faut du nouveau à l’individu moderne, n’en fût-il plus au monde. Le touriste change de lieu chaque fois plus vite – jusqu’au moment où le voyageur n’est plus qu’un passager affalé qui ronfle dans le fauteuil d’un avion lancé à mille à l’heure. Ce qui rend les voyages si faciles les rend inutiles. L’avion fait de Papeete un autre Nice, c’est-à-dire un autre Neuilly. Les temps sont proches où l’avion pour Honolulu n’aura pas plus de signification que le métro de midi. Tourisme ? Exactement un circuit fermé qui ramène le touriste exactement à son point de départ. A quoi bon l’auto qui permet de sortir de la ville, si elle nous mène au bord d’un autre égout ? Sur deux cents kilomètres de plage landaise, il n’est pas un feston de la frange des vagues qui ne soient ourlé par les perles noires du mazout. Et le soir, à la villa, le bain d’essence devient le rite complémentaire du bain de mer. On pouvait voir les bancs de perche évoluer dans les algues par trois mètres de fond dans l’étang de Biscarosse ; selon un rapport du Muséum il est aujourd’hui classé dans la quatrième catégorie, le maximum de pollution. La paix de l’hiver est rompue par les skieurs, le blanc des neiges, piétiné et balafré, n’est plus qu’un terrain vague maculé de débris et de traces. La montagne est mise à la portée des masses payantes. Mais est-elle encore la montagne ? Il n’y a plus de montagne ; il ne reste qu’un terrain de jeu. Le domaine du loisir étant celui de la liberté, pourquoi dépenser des milliards à couvrir les montagnes de téléphériques pour hisser le bétail humain sur les crêtes ? Aujourd’hui sites et monuments sont plus menacés par l’admiration des masses que par les ravages du temps. On voit venir le moment où les lieux les plus célèbres se reconnaîtront au fait que la visite en est interdite.

Rien n’empêche la société industrielle d’enfermer la momie de Thoreau dans la vitrine de la littérature bucolique. Si nous voulons retrouver la nature, nous devons d’abord apprendre que nous l’avons perdue.

5/5) Conclusion : échec et résurrection du sentiment de la nature

« Il n’est pas de lieu plus artificiel que ceux où la nature est vendue. Si un jour elle est détruite, ce sera d’abord par les industries de la mer et de la montagne. Si un « aménagement du territoire » désintéressé et intelligent s’efforce d’empêcher le désastre, il ne pourra le faire qu’au prix d’une organisation raffinée et implacable. Or l’organisation est l’exacte antithèse de la nature. Le « sentiment de la nature » s’est laissé refouler dans le domaine du loisir, du superflu et du frivole. La révolte naturiste n’a engendré qu’une littérature et non une révolution. Le scoutisme n’a pas dépassé l’enfance.

Les passionnés de la nature sont à l’avant-garde de sa destruction : dans la mesure où leurs explorations préparent le tracé de l’autostrade, et où ensuite pour sauver la nature ils l’organisent. Ils écrivent un livre ou font des conférences pour convier l’univers à partager leur solitude : rien de tel qu’un navigateur solitaire pour rassembler les masses. L’amoureux du désert fonde une société pour la mise en valeur du Sahara. Cousteau, pour faire connaître le « monde du silence », tourna un film qui fit beaucoup de bruit. Le campeur passionné par les plages désertes fonde un village de toile. Ainsi, réaction contre l’organisation, le sentiment de la nature aboutit à l’organisation.

En réalité il n’y a probablement pas de solution au sein de la société industrielle telle qu’elle nous est donnée. L’organisation moderne nous assure le superflu en nous privant du nécessaire. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus, nous n’avons qu’un autre avenir, un univers résolument artificiel, purement social. L’homme vivra de la substance de l’homme, dans une sorte d’univers souterrain. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir à la même impasse obscure que les insectes. A moins qu’on ne s’adapte pour grouiller comme des rats dans quelque grand collecteur. Que faire ?

La nature n’est pas une mère au sens sentimental du terme, elle est la Mère : l’origine de l’homme. L’homme doit péniblement se maintenir entre ces deux abîmes : la totalité cosmique et la totalité sociale ; et c’est ce terme même de nature qui lui indique où est son étroit chemin. Il faudra dominer l’industrie comme on a dominé la nature. Il nous faut réviser nos notions de nécessaire et de superflu. Il faut affronter le standard de vie, les investissements, les fusées et la bombe atomique pour choisir l’air pur. Ce n’est que si l’homme est capable de se dominer qu’il pourra continuer de dominer la terre. La solution suppose un renversement des valeurs. Il faut que la fin : la nature pour les hommes, commande les moyens : la science, l’industrie, l’Etat. Pour nous et surtout pour nos descendants, il n’y a pas d’autres voies qu’une véritable défense de la nature. Désormais toute entreprise devrait être envisagée en tenant compte de la totalité de l’équilibre qu’elle perturbe. Les hommes qui se voueraient à une telle révolution pourraient constituer une institution, indépendante des partis ou des Etats, consacrée à la défense de la nature. Elle se considérerait comme une sorte d’ordre, imposant à ses membres un certain style de vie, qui les aiderait à prendre leurs distances vis-à-vis de la société actuelle. Ils pratiqueraient une sorte d’objection de conscience. La merveille de Babylone est ce jardin terrestre qu’il nous faut maintenant défendre contre les puissances de mort.

(…)