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La Silicolonisation du monde
L'irrésistible expansion du libéralisme numérique
Eric Sadin
«Mon défaut est de ne pas avoir de cartes, de ne devoir rendre
de comptes à personne. Je ne représente que moi-même et je
parle toujours à titre personnel, presque en vivant dans mon
corps ce que je dis.»
Pier Paolo Pasolini, Les Cendres de Gramsci, 1957
Berceau des technologies numériques (Google, Apple, Facebook, Uber, Netflix, etc.), la Silicon Valley incarne l’insolente réussite industrielle de notre époque. Cette terre des chercheurs d’or, devenue après-guerre le cœur du développement de l’appareil militaire et de l’informatique, est aujourd’hui le lieu d’une frénésie innovatrice qui entend redéfinir de part en part nos existences à des fins privées, tout en déclarant oeuvrer au bien de l’humanité.
Mais la Silicon Valley ne renvoie plus seulement à un territoire, c’est aussi et avant tout un esprit, en passe de coloniser le monde. Une colonisation d’un nouveau genre, portée par de nombreux missionnaires (industriels, universités, think tanks…), et par une classe politique qui encourage l’édification de valleys sur les cinq continents, sous la forme d’écosystèmes numériques et d’incubateurs de start-up.
Après avoir retracé un historique de la Silicon Valley, ce livre, à la langue précise et élégante, montre comment un capitalisme d’un nouveau type est en train de s’instituer, un technolibéralisme qui, via les objets connectés et l’intelligence artificielle, entend tirer profit du moindre de nos gestes, inaugurant l’ère d’une « industrie de la vie ».
Au-delà d’un modèle économique, c’est un modèle civilisationnel qui s’instaure, fondé sur l’organisation algorithmique de la société, entraînant le dessaisissement de notre pouvoir de décision. C’est pour cela qu’il est urgent d’opposer à ce mouvement prétendument inexorable d’autres modalités d’existence, pleinement soucieuses du respect de l’intégrité et de la dignité humaines.
Extrait de La silicolonisation du monde :
LE TEMPS DES CATASTROPHES
Un gratte-ciel dans la nuit new-yorkaise. Seul son étage le plus élevé rayonne d'une vive lumière sur l'étendue de sa baie vitrée. À l'intérieur, dans la salle principale d'une banque d'investissement, de nombreuses rangées de tables occupent dans un alignement répété la totalité d'un imposant espace. Toutes sont recouvertes de larges écrans animés de chiffres et de diagrammes vibrant au rythme d'impulsions dynamiques ininterrompues. Des individus aux traits tirés, dans un état d'extrême nervosité, énoncent des flots de paroles via leurs micros oreillettes ou pianotent frénétiquement sur leurs claviers. Tous vantent à leurs interlocuteurs la valeur d'actions boursières et autres produits dérivés qu'ils cèdent à des tarifs imbattables.
Quelques heures auparavant, un analyste financier avait découvert, stupéfié, que l'entreprise possédait un haut volume d'actifs toxiques dont le montant dépassait sa valeur totale, menaçant de facto son existence. La gravité des faits le conduira aussitôt à aviser son supérieur qui, en urgence, convoquera le conseil d'administration. Les membres sont appelés à envisager les différentes stratégies possibles, s'engageant dans de vifs débats. Malgré les risques encourus, l'option de se débarrasser sans attendre de tous les avoirs s'impose, en dissimulant leur nature aux clients. Les traders, qu'ils éprouvent ou non des états d'âme, déclenchent alors une vaste opération commando frauduleuse, telle une garnison en cols blancs postée à l'un des sommets fortifiés de la ville endormie. Aupetit matin, l'intégralité des titres est vendue; tous se félicitent, plus ou moins gênés de la réussite de la mission. Épuisé, chacun rentre chez lui en ce début d'une nouvelle journée ensoleillée mais glaciale, tout comme la périlleuse phase qui allait s'ouvrir.
Ces scènes composent la trame du film Margin Call (J. C. Chandor, 2011), qui narre sous la forme d'un huis clos l'un des multiples épisodes qui ont scandé la crise financière de 2008. Celle causée par les subprimes, fondées sur l'abstraction mathématique, la complexité hasardeuse des montages et l'irresponsabilité institutionnalisée, qui allaient entraîner des licenciements, des expulsions, des drames humains pour des millions d'individus. Le tournage se tint au 42e étage du building One Penn Plaza, qui avait préalablement abrité une société de trading ayant fait faillite à l'occasion du cataclysme. Coïncidence ou troublante mise en abyme qui témoigne en creux de l'extrême vulnérabilité et brutalité d'un système emporté par des flux incontrôlables, laissant un champ de ruines, que la fiction se charge ici d'arpenter afin de remonter les causes d'un tel désastre.
Ce cyclone qui a fait trembler la planète ne représente pas un phénomène isolé, mais s'inscrit dans un contexte global hautement sismique qui voit poindre d'autres catastrophes déjà tangibles ou en germe. Telle la dette des États dont les montants colossaux pèsent sur les budgets publics et font planer le risque de défauts de paiement. Ou le chômage de masse qui, depuis des décennies, pousse à une lutte sans fin, attestant des limites du politique à pouvoir agir sur le cours des choses. Le coût de la vie, les inégalités de revenus, la précarité des situations forment des faisceaux convergents d'instabilité qui érodent peu à peu le socle commun d'existence et fragilisent les liens sociaux. La montée des mécontentements et des frustrations n'entraîne plus seulement à la marge l'adhésion à des partis populistes ou d'extrême droite, elle rend dorénavant possible l'élection de gouvernements se détournant de certains principes démocratiques fondamentaux. Les replis identitaires menacent le principe de la cohésion sociale autant que les relations entre certains pays ou régions, générant des tensions géopolitiques ou en ravivant certaines, qui semblaient révolues.
Le terrorisme a changé d'échelle, opérant autrefois de façon épisodique et ciblée, pour frapper aujourd'hui de façon récurrente et indifférenciée. La furie djihadiste fait planer le spectre virtuellement permanent du meurtre aveugle, suscitant de partout un climat d'effroi. Menace indistincte qui a conduit les agences de renseignements à délaisser le suivi d'individus ou de groupes préalablement identifiés pour privilégier une surveillance indiscriminée menée à l'échelle globale. Cette stratégie fut emblématiquement à l'œuvre dans les pratiques de la NSA (l'Agence américaine de sécurité nationale), dont l'ampleur astronomique de la récolte de données à caractère personnel fut divulguée par Edward Snowden.
D'autres périls concernent, eux, l'état de la biosphère. Les signes patents qui, chaque jour, confirment le réchauffement climatique se multiplient: fonte des calottes polaires et des glaciers, violentes et fréquentes tempêtes, éradication d'espèces due à l'acidification des océans ... De nombreux cas témoignent de l'état d'urgence, tels les atolls du Pacifique dont la montée des eaux réduit la superficie, entraînant d'ores et déjà l'exode de leurs habitants. En outre, les particules fines corrompent l'atmosphère, causant chaque année des millions de morts prématurées. Pollution sensible à l'excès dans les métropoles chinoises qui se trouvent frappées par un fléau d'un nouveau genre: l'airpocalypse.
Autant de faits parmi d'autres, moins caractérisés par leur radicale nouveauté -la plupart sont connus et ont déjà été éprouvés depuis l'après-guerre-, que par trois traits dominants leur cadence davantage répétée; leur démesure, et l'ampleur des dégâts provoqués qui excédent notre capacité de maîtrise. Il semble que de nombreux phénomènes franchissent un seuil, atteignant un palier qui modifie leur nature - à l'instar des phénomènes de la physique qui, à l'échelle atomique, ne répondent plus aux lois de la physique newtonienne, mais à celle de la mécanique quantique. Ce franchissement de seuil qui affecte diverses sphères s'impose comme la vérité imparable de notre temps, elle en est même devenue la marque majeure.
Les millénarismes délirent sur la fin des temps et l'avènement fantasmé d'un ordre idéal. Plus circonspects, nous savons que la grande catastrophe n'adviendra pas, celle ultime renvoyant à un imaginaire eschatologique ou à celui d'une science-fiction apocalyptique. En revanche, nous saisissons, plus ou moins consciemment, que nous sommes entrés dans le temps des catastrophes, des multiples catastrophes, de toute nature, diffuses et imprévisibles. Désormais, nous vérifions au quotidien, dans nos corps et nos esprits, le principe physico- mathématique d'incertitude et la théorie du chaos. S'il existe un inconscient collectif, alors il est aujourd'hui hanté par la conscience tragique de la vulnérabilité de l'existence, palpable dans l'angoisse sourde qui a gagné les sociétés, engendrant une inflation de plaintes somatiques, de souffrances psychiques et de troubles psychiatriques. Nous nous trouvons, collectivement et individuellement, toujours plus désemparés, éprouvant l'impuissance et le vertige comme une condition récente et généralisée de l'existence.
L'HORIZON RADIEUX DU PACIFIQUE
Mais les choses ne sont jamais totalement sombres, aucune situation ne demeure figée et close. L'humain sait, dans des circonstances difficiles et dans l'adversité, créer des brèches, envisager des trajectoires divergentes, s'engager positivement dans des actions jugées opportunes et possiblement vertueuses. Partout se manifestent des volontés qui cherchent à adopter d'autres styles de vie, à renouer des liens, à lutter contre les précarités, à expérimenter des conditions de travail moins coercitives et plus épanouissantes, à valoriser le rôle de la culture. Autant de personnes et de communautés agissantes qui, par des réalisations concrètes, certes éparses, modestes et fragiles, forgent de tenaces motifs d'espérance. À l'écart de ces innombrables initiatives salutaires se déployant malgré tout, et pour la plupart, encore à la marge et dans l'inquiétante obscurité de l'époque, luit une vive lumière d'espoir, mais d'un tout autre genre. (…)
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PRESSE
"Mythe de la start-up, précarisation des travailleurs, dépossession des capacités créatrices... Le philosophe Éric Sadin dénonce les ravages de la vision du monde propagée par le technolibéralisme. [...] Une charge violente et argumentée contre les Google, Apple et autres Facebook, qui prennent subrepticement les commandes de nos vies pour en tirer profit comme aucune autre entreprise auparavant." Libération
"À contre-courant des convictions dominantes, Éric Sadin ne se fera pas que des amis. Il se pourrait que sa critique passe pour archaïque, qu'elle suscite contresens ou malentendus. Pourtant, si son travail contribue à sauvegarder la vieille vie imparfaite, limitée, incertaine, la seule qui soit humaine, alors un jour, peut-être, des survivants lui diront-ils merci." Le Monde des livres
"Philosophe attentif des mutations numériques, Éric Sadin construit depuis plus de dix ans une œuvre importante sur les enjeux et les effets pervers de la frénésie technique innovatrice." Les Inrockuptibles
"Bientôt tous esclaves des nouvelles technologies ? Dans ce livre référence, Éric Sadin nous met en garde contre l'intrusion des technologies numériques dans tous les secteurs de nos vies." Le JDD