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Le flamenco, cante du désespoir, la révolte de la solitude du monde sensible

Le temps des maudits dans le monde devenu trop petit.

La cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme que la civilisation n’a point encore corrompue : elle est donc une vertu et non pas un vice. Retranchez vos lois, vos punitions, vos usages, et la cruauté n’aura plus d’effets dangereux, puisqu’elle n’agira jamais sans pouvoir être aussitôt repoussée par les mêmes voies. 1

Un mineur criait ainsi -tout au fond d’une mine, -un mineur criait ainsi : -Dans quelle solitude je me trouve ! -Je n’ai d’autre compagnie qu’une lampe -et je ne trouve plus la sortie. 2

Difficile à dater la naissance d’un phénomène et donc celui du flamenco. Fin du 18e siècle, une longue gestation ? Reste que ce cante n’est pas simplement, seulement, un mode relevant d’une esthétique particulière, mais d’un acte social, d’une révolte. Il est aussi le premier acte historique gitan de l’histoire de ceux qui ne furent pas de l’Histoire, et qui y renoncèrent pour les même raisons redoutées qui les mèneraient, par la suite, à la révolte flamenco. Cante noir qui n’a probablement pas d’autre égal, par son érotisme et sur les conditions anciennes et modernes de la séparation et de l’esclavage, que le tango et le blues des Noirs des États-Unis.

Ces Princes, qui ne furent pas ceux de l’Histoire, s’y heurtèrent de plein fouet. Au temps cyclique où l’on va, tel un voyage Gitan, succède le temps irréversible de l’économie bourgeoise, le temps du travail, dont elle fit la valeur qui transforme les conditions historiques. Le temps des choses et des masses où toute liberté particulière doit se résigner à sa perte, le temps où l’individu, le singulier sont sacrifiés à la nouvelle démocratie marchande qui supprime ces survivances nomades d’un autre temps sur toute la surface du globe. Sade dont on fit un monument pour mieux l’emmurer, les Gitans, dont leur dure loi ne s’est jamais imposée aux gadjé. La solitude singulière du monde sensible est enchaînée. L’Europe des Lumières poursuit la chasse de ces étranges groupes aux multiples noms, à la fois fascinants à la fois rejetés, qui déjà au temps du bon roi Henry IV interdisait les attroupements de plus de trois ou quatre personnes et ordonnait des punitions pour ceux que l’on reconnaissaît être vagabonds, les « mal vivants » ou les hors normes. Et l’Espagne qui par la sédentarisation, le travail forcé, la galère ou la prison, voulait voir disparaître ces nomades, dont la seule profession est de vivre, dit Antonio Machado y Alvarez. Leur art et langue, leur temps sont hors-la-loi, au temps des nationalismes et du positivisme matérialisé. « Très souvent la vertu est malheureuse, et le crime dans la prospérité », écrira à sa femme Sade emprisonné à Vincennes en 1783. « Du même coup, c’est l’universel perverti par l’Unique, la loi niée par l’arbitraire et la raison dépravée par la pulsion. Que tout en nous comme au dehors de nous travaille à ne pas l’admettre (...). Seulement, aujourd’hui que l’humanisme est utilisé pour couvrir l’inhumanité des hommes, que les droits de l’homme servent à mépriser le droit des gens, que la raison enfin s’épuise à ne pas reconnaître les monstres qu’elle a engendrés. » 3

Du monde gitan d’Espagne résonne en écho le silence qui s’abat alors sur eux, comme la lame de la Terreur sur les promesses révolutionnaires. Un rapprochement bien involontaire du monde Gitan de celui de Sade, chacun à leur solitude pour se concevoir dans le monde, leur singularité inséparable de leur perspective, corps et communauté à l’origine de leur pensée universelle qui les différencie et les différencie de l’universel. Un imaginaire et une liberté d’être. Dire l’indicible, dire ce qui au fond subvertit les certitudes de la pensée occidentale, est maudit justement, comme ce qui ne peut être admis, pas même à l’extrême limite de la planète, ce qui de ce fait, a considérablement rétréci et physiquement et en profondeur, dans un temps sans direction et qui, du monde clos au monde infini du 18e siècle, deviendra un monde borné.

Cet enfer, la négation du Gitan dans le monde devenu si étroit, remonte du corps la parole vraie, insurrectionnelle, devant l’abîme où le monde est en train de sombrer. Cette désocialisation cynique et forcée du Gitan et sa conscience du temps irréversible où la vie est bien courte et sans emploi autre que le bagne, ouvrent alors l’expression d’un puissant désespoir qui, renouvelé, emprunte d’anciens chemins retracés pour rendre compte d’un si terrible néant. Archaïque noir de l’âme collective et modernité noire de la solitude achevée des nouvelles conditions d’inhumanité. On songe alors au secret de Tristan, qu’il ne peut dire mais seulement chanter, ce que les Gitans au tournant du temps, témoignent et prophétisent dans le silence forcé du nous, l’éclat solitaire, pris dans le piège qui s’est refermé sur lui : « Dans le quartier de Triana -On entendait à haute voix -C’est la peine de mort -Pour tous ceux qui sont gitans. » 4

Poète et Tsigane incompris et rejetés, au pire diffamés, emprisonnés et assassinés. Le simple fait de vivre, d’Être, attente à l’ordre de l’imposture qui fondamentalement impose sa mécanique du temps et son mode d’emploi. En mouvement continuel, le pluriel singulier a évité l’unification, un charme qui tenait à la lenteur du voyage de ceux qui avaient leur temps où chercher est plus important que trouver et dont la destinée est de ne jamais arriver. Une mélancolie physique où la communauté reliait les solitudes de la terrible nuit des désirs, en déjouait la mort, en éviter ses pièges, celui-là même de sa fascination. Mais cette mort, celle d’arriver, le Gitan en pèse alors toute la charge, les thèmes ancestraux de sa poésie se doublent du mur d’une paradoxale prise du pouvoir de la conscience sur l’inconscient, la théorie sur le sensible, la lumière sur l’obscurité, le pouvoir du un sur le divers. En écho désespéré de voir se réaliser que, là où s’achève le voyage s’ouvrent tous les pièges, celui-là même de la fascination de la mort, une destruction qui commence avec soi à la rupture des liens, qui s’installe avec : racisme-alcoolisme-drogue et délinquance. Une destruction comme le « métissage » dont on parle beaucoup aujourd’hui, où l’on mange, boit, chante, construit, se vêt partout de la même manière, avec les mêmes matériaux, et où la singularité est l’absent. -Le métissage est inévitable dans un monde unifié, mais maintenant que nous nous comprenons et vivons une même réalité, nous pouvons nous disperser en retrouvant nos singularités, même si nous sommes joyeusement tous bâtards.

Le sensible éclaire sur les séparations corps-esprit, l’être, le genre. L’étrange et envoûtante contradiction qu’est l’autre, sur les limites et les possibles, les transgressions de l’homme, sur ce qui le terrorise et le réduit en machine de terreur à son tour. « Or, d’où peut naître la terreur, si ce n’est des tableaux du crime triomphant, et d’où naît la pitié, si ce n’est de ceux de la vertu malheureuse ? » 5 « Sade n’est pas plus un philosophe de la nature qu’un philosophe de la négation (...). Reste que s’il reconnaît la nature (...) c’est sans doute pour la nier. Mais s’il la nie, c’est autant pour la défier que pour la doubler, à tous les sens du terme. Et s’il la double, c’est sûrement moins afin de tout nier qu’afin d’ouvrir un espace inconcevable avant lui, à peine concevable après lui, un espace mental débarrassé non seulement de l’idée de Dieu mais aussi de ce qui toujours revient nourrir la religiosité sous toutes ses formes, pour occulter l’infini qui nous hante. Espace d’une béance première, de laquelle tout peut surgir mais que rien ne peut colmater ni réduire. » 6

Sade meurt le 2 décembre 1814, et malgré ses volontés exprimées dans son testament, il est enterré religieusement. Peu avant, la théologie avait été mise au service de l’idéologie révolutionnaire, qui avait abattu les vestiges d’organisation mythique des valeurs traditionnelles, et découvrait qu’elle devait reconstruire la passivité sacrificielle généralisée (travail, dépolitisation et consommation généralisés), qu’elle trouva dans le christianisme le fond religieux et son calendrier. Les Gitans qui ne furent pas les hommes du politique ont de tout temps combattu la machine bourreau-victime, victime-bourreau, et l’inacceptable homme-objet, ce dépossédé malheureux. Si leur temps cesse de tourner, aux environs du 15e siècle, pour devenir linéaire et irréversible et hors-la-loi, les gitans ou Tsiganes le deviennent aussi. Ils « sont la seule population à avoir, dans son ensemble, fait partie des classes dangereuses. Leur histoire est faite des “combats qu’ils ont livrés pour préserver leur vie nomade contre des philanthropes désireux d’améliorer leur sort” Jan Yoors, Gypsies (1966) ». 7 Tout cela forge la poésie gitane aux environs de la mort de Sade, une noire célébration dans l’Espagne archaïque, au pouvoir décadent où l’inquisition poursuit Goya pour son œuvre noire et sa Maja desnuda. Conscience aiguë sur le modèle dominant qui nie le sensible et détruit la communauté-reine. Un miroir critique sur le devenir du monde, l’homme enfermé dans les servitudes de ses limites, bornes ou frontières, du travail, la valeur où le travailleur est sans valeur et sans l’emploi de son temps où la jouissance de la vie n’est qu’à contempler dans celle des maîtres.

Chant du cygne annoncé par les désastres des guerres napoléoniennes, la cruauté humaine, la prison-sédentarisation, jusqu’à en vider le corps. Le cante flamenco est absolument moderne, c’est le chant du vide, une révolte contre l’uniformité du temps et du monde, contre le formatage du corps et de la sensibilité. Deux siècles après la mort de Sade cet inconcevable espace emmuré par la nouvelle religiosité, rejointe par les pollutions extérieures, ne forment plus qu’un seul et unique paysage de dévastation. Au plus profond de leur solitude, les Gitans mettent en scène la catastrophe dont ils sont parmi les premières victimes, et témoins de ce qui s’installera durablement dans le monde.

« Au commencement du déluge -tous les hommes allaient joyeux, -se répétant les uns aux autres : -Quelle bonne année nous aurons ! » Copla.

  • 1. Sade, La philosophie dans le boudoir.
  • 2. Bernard Leblon. Flamenco. Actes Sud. 1995. Célèbre Taranta, chant des mines de la région du Levant.
  • 3. Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade. Folio-essais. 1993.
  • 4. Patrick Williams, Chanter la séparation. Ibid. Copla.
  • 5. Adresse de Sade, L’auteur des crimes de l’amour à Villeterque, folliculaire. Éditions 10/18. 1975. Page 307. Avec cette note de Sade : « On appelle journaliste un homme instruit, un homme en état de raisonner sur un ouvrage, de l’analyser, et d’en rendre au public un compte éclairé, qui le fasse connaître ; mais celui qui n’a ni l’esprit, ni le jugement nécessaire à cette honorable fonction, celui qui compile, imprime, diffame, ment, calomnie, déraisonne, et tout cela pour vivre, celui-là, dis-je, n’est qu’un folliculaire ; et cet homme, c’est Villeterque.(...) »
  • 6. Annie Le Brun, On n’enchaîne pas les volcans. Éditions Gallimard. 2006.
  • 7. Alice Becker-Ho. Les Princes du Jargon. Folio-essais. 1995.
Publié le 6/12/2009 par L'Achèvement