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Dispersion, obstacle. Ou la guerre contre l’uniformisation à l’approche des temps modernes

La loi du désir contradictoire dans la vie, l’amour, la mort

“Faut rester en mouvement, rester en mouvement, il pleut des idées noires comme des grêlons”, gémissait le chanteur Robert Johnson lors de son errance dans le delta du Mississippi particulièrement inhospitalier.
Garth Cartwright 1
 
« La guerre est à la fois la cause et le moyen d’un effet et d’une fin recherchés, le morcellement de la société primitive. En son être, la société primitive veut la dispersion », rapporte Pierre Clastres dans Archéologie de la violence. Il poursuit : « les Sauvages savaient bien que toute altération de leur vie sociale, de la Loi ancestrale -que nul ne peut transgresser ni violer- ce serait altérer, changer le corps social. Toute innovation sociale ne peut se traduire pour eux que par la perte de la liberté. (...) La société primitive est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge, et la guerre garantit la permanence de cette logique. (...) la société primitive proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine d’unification elle nous dit que la guerre est contre l’État. » 2 Société guerrière que l’on retrouve au Moyen Âge, pour défendre et maintenir ses valeurs où la chasse, les razzias ne sont pas uniquement pour les besoins de la subsistance, mais pour le jeu, le don où on ne pensait pas à l’épargne, mais à vivre immédiatement.

Ce qui est tout autant vrai pour les Tsiganes, la guerre mais par d’autres moyens que militaires. Leur guerre, une logique contre le tous-pareil, est maintenue par des barrières infranchissables, dont la dispersion. Et la langue, l’argot des classes dangereuses. « Au 15e siècle, l’arrivée des Gitans en Europe et en France correspond à l’émergence d’un argot des malfaiteurs. (...) Pour les hors-la-loi, l’argot est une barrière guerrière, un langage travesti, compris par eux mais qui doit rester totalement inintelligible pour la police et les victimes potentielles. Ce langage a abondamment puisé dans la langue parlée des Gitans, qui étaient l’“élément étranger” par excellence et pour qui les mots ont toujours été une arme défensive ». 3 La dispersion de la communauté en sous-tribus, aux nombreux pseudonymes, est un autre obstacle défensif à la force unificatrice et donc répressive de l’État centraliste -une nation, une langue, une culture etc-. Elle s’oppose à l’extériorité de la loi unificatrice pour demeurer sous le signe et l’union de sa propre loi, et refuse toute logique ou mécanisme qui la conduirait à disparaître, sa mort, que l’État concrétise par la sédentarisation. Chevaliers et troubadours errants n’avaient de loi que celle de leur Dame ou de leur Seigneur, la division féodale, par la guerre et le voyage, s’opposait à l’État, au centralisme. « Le rêve de noblesse, de courage et de fidélité ne disposait pas seulement du tournoi comme moyen d’expression ; il en avait un autre, tout aussi important : les ordres de chevalerie. Ceux-ci, comme les tournois et les adoubements, plongent leurs racines dans les rites sacrés d’époques lointaines. (...) Le tournoi est également très ancien et possédait autrefois une signification sacrée. L’ordre de chevalerie ne peut être séparé des “confréries” chez les peuples sauvages. » 4

Et le nomade lui en prince de la dispersion erre pour n’être soumis par aucune autre loi que celle de se maintenir uni avec sa reine sa communauté. Ce qui pourrait passer pour un paradoxe : la dispersion, une pratique minoritaire, mais multiple, pour se maintenir pur dont l’enjeu est, tout comme celui de la chevalerie, politique.

 

  • 1. Garth Cartwright, Princes parmi les hommes, éditions Buchet Chastel. 2007.
  • 2. Pierre Clastres, Archéologie de la violence. Éditions de l’aube. 1996.
  • 3. Question à Alice Becker-Ho par Alexie Lorca, dans Lire de mars 2002.
  • 4. Johan Huizinga, L’automne du Moyen Age. Petite Bibliothèque Payot. 1993.
Publié le 3/12/2009 par L'Achèvement